lundi 17 novembre 2014

Dernier obstacle

Si j'avais fait d'autres choix, peut-être mon destin aurait-il eu plus de classe. J'aurais pu faire un enfant à la Femme, après ça j'aurais bien pu la laisser partir au gré du vent, se séparer de la malédiction que j'incarne, j'aurais au moins compté pour quelqu'un. Il y aurait une femme qui me garderait dans son coeur et accolerait à mon nom l'image sacrée de "père de mes enfants"; il y aurait cet enfant que je n'aurais jamais connu et qui aurait pour père ce poète maudit traînant sa mort dans les rues du monde entier, empaquetant dans sa tête une poignée de mots chantants. Après cela j'aurais bien pu crever dans un caniveau, une bouteille à la main, que m'importe, j'aurais vécu et compté pour quelqu'un, j'aurais été la source de sentiments intenses, d'un amour qui existerait bien plus que je n'aurais jamais su le faire.

Au lieu de ça je suis aujourd'hui seul, sans Elle, sans personne d'autre que les différentes tonalités insupportables de mon moi multiple. Les seules actions nobles dont je suis l'agent se déroulent dans ma tête, lorsque je revêts par exemple le costume de cet Adrien héroïque qui se dresse devant le mépris des autres et protège ceux qu'il aime. Même chez lui pourtant se cache quelque chose de nocif: l'héroïsme se mue trop souvent dans ma tête en d’insoutenables scènes de violence où s'exprime je ne sais quelle rage qui m'habite: je brise l'autre de tout mon désespoir, j'éradique à grand coup de destruction la peur que je suis. Si je venais à mourir, je ne serais rien de plus pour quelques êtres qu'un agréable souvenir, qu'une "belle histoire", qu'une promesse et que sais-je encore... Je ne suis la cause de rien ici, je n'ai créé qu'un univers intime de mots que je suis probablement le seul à trouver poétiques. Je n'habite que des rêves d'enfants que chacun de mes textes piétine impunément.

Je crois, décidément, que je n'ai rien à faire parmi vous, vous qui vous levez le matin avec un but en tête, vous qui vous levez heureux et énergiques avec l'envie fondamentale d'avoir seulement envie, de s'engager avec vos semblables dans d'innombrables projets. Moi je regarde l'impermanence comme une nécessité qui me plaque au plus près de mon coeur et vous la regardez comme un risque minime tout juste remarquable.

Il y a des gens qui voient la vie comme un présent à l'incommensurable prix, il y en a dont la volonté est si forte qu'elle submerge allègrement la raison et le doute, marquant l'avènement de l'homme sur le Réel inconnu. Je ne suis pas de ceux là. Je me demande trop souvent pourquoi je continue et lorsque je m'interroge sur les plaisirs à amasser en cette vie, je secoue la tête de droite à gauche, conscient que ces choses là ne me sont plus rien aujourd'hui, que chaque désir est un petit mensonge de plus que l'on se fait pour parcourir encore un bout de chemin. Je n'ai plus envie d'être humain, je ne veux plus être cette ignorance crasse qui ne sait pourquoi elle vit et continue malgré tout de gesticuler, de courir, de vouloir, de croire. La vie ne me réserve que des déceptions: celle des désirs assouvis, celle de l'incessante perte que nous fait subir le temps, celle de ma force vacillante, celle de l'éternelle victoire du doute, celle de l'amour qui s'éteint. Je ne vois aucune raison de vivre. Ma volonté est si nulle que je suis incapable de mettre fin à mes jours, préférant attendre que tout cela se termine, d'une manière ou d'une autre. Inévitablement un obstacle viendra un jour barrer la route de la carcasse que je traîne sans conviction: je ne vis plus que pour le trouver.

Je me souviens pourtant toutes ces pensées ruminées dans le feu de ma vie passée (celle-là même que je regrette aujourd'hui) et qui pourtant ne me parlaient jamais que de solitude et de liberté. J'ai compris quelque chose aujourd'hui, peu importe que ce soit quelque chose que le temps annulera demain pour réintroduire le doute à la place: la liberté est impossible à vivre sans cesser de vivre car il n'y a qu'un moyen de vivre et c'est de croire en quelque chose. La liberté est l'expérience du possible or l'expérience du possible est l'expérience du doute, ce même doute qui me ronge à chaque instant et fait bientôt de ma coque pourtant jeune une carcasse rouillée qui souhaite regagner le port. Vivre la liberté c'est précisément ne plus vivre comme un homme, c'est vivre dans l'éternité minérale des dieux, semblable à une pierre, bienheureuse et tranquille dans son repos absolu. Mais nul humain ne vit comme un dieu et s'approcher trop près de cette absolue liberté, c'est accepter de demeurer malgré tout à distance, vivre l'alternance effrénée de la croyance et du doute, scintiller par intermittence comme un pulsar fou qui s’essouffle pour finalement s'épuiser en une sombre et froide étoile.

La malédiction de l'homme c'est qu'il ne peut être autre chose que lui-même tout en étant pourtant intrinsèquement attiré par tout ce qu'il n'est pas. L'homme-interface ne se connaît d'ailleurs que sous la forme d'une ouverture à l'Autre. On peut vouloir être libre autant que l'on veut, on reste irrémédiablement soi, ni libre ni esclave, ni beau ni laid, ni bon ni mauvais; tous ces concepts dans lesquels on aimerait se perdre sont des états-limite, des horizons que l'on n'atteint jamais. Il existe malgré tout des hommes qui aiment la liberté plus qu'eux-mêmes et choisissent de donner leur être pour alimenter le sien; mais je n'ai pas ce privilège moi qui suis tous les hommes et moi qui ne suis rien.

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