lundi 11 février 2019

L'oeuvre universelle

Si je pouvais connaître la date de ma mort, je pourrais avoir peur du grand et terrible monstre, celui qui sort tous les procrastinateurs de leur schéma délétère. Celui qui fait des gens de mon espèce des huîtres qui poliraient leur perle pour l'éternité si celle-ci leur était promise. Retarder au maximum, afin de produire l'oeuvre la plus aboutie qui soit, la plus délicatement et passionnément ciselée. Le temps apporte la croissance, et les fruits mûrissent à l'abri, nourris de la sève des jours qui déversent sur les feuilles la lumière qui est bue, transformée, et distribuée aux extrémités de l'être, là où l'autre peut y prendre sa part.

Attendre, patiemment, et grandir en soi, aiguiser cette lucidité acérée, faire de sa conscience une arête affûtée prête à couper le vide.

Mais je ne connais pas la date de ma mort, aussi le monstre qui s'en vient nous pousser à l'action, celui qui nous met le couteau sous la gorge et nous impose son exaction, celui-là ne vient jamais. Et peut-être partirais-je, avec tous ces fruits en moi au jus si frais et nourrissant, ivre du muscat des mes raisins pourris et fermentés, tous ces enfants que j'ai laissé mourir en moi d'une vieillesse prématurée. Je danse ivre sur l'instant qui glisse, et j'ourdis dans mon fond les pilules qui défont les mondes.

Qu'on me pardonne, au fond j'aurais volé tant de secondes à l'univers, et chaque unité d'expérience forme la touche du piano de mon âme, sur lequel je compose des mélopées mineures invoquant les mystères enfouis dans les trous noirs, et les dimensions parallèles qu'on ne vivra jamais.

Je me prépare pour le grand soir sublime.

J'attends la date de ma mort prochaine et, alors, au crépuscule je ferai bourgeonner mes branches élancées, j'engorgerai de sucre les fruits multicolores illuminant la nuit. Je ferais de cette absence du dernier soleil une nouvelle journée dont je serai la source. Et toutes les âmes de ma galaxie pourront s'abreuver du concentré de mon rythme, et l'hymne dense coulera dans les veines, alimentera les gestes et sera le prélude à l'oeuvre universelle.

Aucun commentaire: