lundi 11 février 2019

La question des croyances

Il y a des gens qui passent leur vie à chercher ce pour quoi ils sont au monde. La Grande raison, le sens de leur vie. Je me suis longtemps demandé si l'on pouvait être dépourvu d'une telle chose, jeté dans le monde, là, comme ça, tel quel, dans toute l'absurdité d'une existence sans finalité. Dans la grande famille des ratés, il existe deux espèces différentes: ceux qui ne sont fait pour rien, qui n'ont développé aucun talent parce qu'il n'ont pas d'amour particulier pour une activité déterminée; et ceux qui ont visiblement un certain talent pour un peu tout et n'importe quoi, ceux qui pourraient presque tout réussir, plus ou moins. Je ne sais pas si l'un de ces deux sorts est plus enviable que l'autre. Probablement que l'un produit une frustration insupportable quand l'autre suscite une profonde dévalorisation de soi, un total désespoir.

Je crois que le problème, dans les deux cas, c'est ce que nous croyons. La question de savoir quelle(s) croyance(s) nous acceptons d'intégrer. Car celui qui ne croit pas que l'homme ait une raison d'être sur terre, autre que la fiction qu'il s'invente pour supporter de vivre, alors celui-là est peut-être moins enclin au désespoir et à la frustration. Il peut être indifférent aux injonctions des morales, il cherche son plaisir et s'y consume pleinement. C'est peut-être là sa véritable vertu, au sens grec du terme. Notons que cet homme croit en quelque chose, il croit qu'il n'y a pas de sens à la vie. Si jamais il vient à en douter, les ennuis commenceront: l'espoir fera son apparition, d'abord timidement, puis avec plus d'insistance. Il fera de l'homme un pantin, quêtant partout sa grande révélation, la réponse à la question que pose son existence. Cet homme là est incapable de voir le réel - c'est à dire dans les limitations inhérentes à l'humain: de manière négative, comme une chose qui toujours échappe aux déterminations. Il ne verra partout qu'un monde qui répondra, docilement, à l'injonction de son espoir maladif, chaque objet deviendra un moyen de répondre à sa soif de transcendance. En contrepartie de la violence qu'il imposera au réel par cet appauvrissement ontologique, il habitera un monde stable et déterminé, où les valeurs sont fixées une fois pour toutes, où chaque chose a sa place dans la grammaire universelle qui tisse le récit de sa croyance. Celui qui cherche quelque chose sait toujours d'avance ce qu'il recherche, il n'en est simplement pas conscient et la mémoire ne lui reviendra qu'au jour de la révélation. Platon avait une doctrine de la connaissance pertinente et qui donne à réfléchir. Connaître quelque chose semble bel et bien s'apparenter à un resouvenir, car alors pourquoi serions-nous frappé, face à une vérité nouvellement découverte, comme si nous étions là face à quelque chose qui nous était auparavant étranger, et qui d'un coup devient familier, évident?

Mais, ceux qui doutent réellement et s'aperçoivent bien qu'aucune connaissance apodictique ne peut être atteinte sans un critère absolu - or ce critère puisqu'il est absolu ne peut être déduit, il faut qu'il soit posé en tant que principe, par un acte arbitraire de croyance initiale, comme le sont les axiomes -, ceux-là donc tracent leur déroute dans une modalité sentimentale bien différente, le monde qu'ils habitent est mouvant et comme informe. Nous pourrions dire que ces hommes habitent un monde métamorphe où aucune délibération cohérente ne peut avoir lieu, pour la simple et bonne raison que la délibération est pareille à un calcul, elle requiert des unités, c'est à dire des valeurs, fixées, qui serviront à pondérer. Or si le monde change sans cesse et que ces hommes ne donnent jamais leur plein assentiment à un quelconque principe, cela veut dire qu'il leur faut ériger une science qui ne repose sur aucune axiomatique. Cela est une antilogie pure et simple.

Certains sceptiques de l'antiquité, confrontés à ce cruel dilemme, ont préconisé de suivre l'axiologie de la culture dans laquelle on évolue, d'en emprunter les valeurs afin d'agir de concert avec la société dont on est issu. Pourtant, l'adoption d'une telle attitude est problématique et contradictoire puisqu'elle suppose d'accepter l'idée qu'il n'y a rien à perdre dans la posture sceptique qui est la leur, et qu'il est plus commode, plus enviable, d'emprunter les valeurs propres à un système de croyance séculaire. Mais selon quel critère est-il possible de poser une telle affirmation? Et si, faisant cela, ces hommes introduisaient la croyance théorique à partir de la nécessité pratique? Tout acte ou plus particulièrement toute décision est adossée à une axiologie théorique qui vise à produire des valeurs essentielles au processus délibératif. Pour vous en convaincre il me suffit de vous inviter à répondre à la question suivante: vous vous trouvez à un carrefour d'où partent deux routes, l'une mène à une vie de richesse et de confort matériel dénuée toutefois d'appétence intellectuelle et de passions, l'autre à une vie ascétique mais emplie de spiritualité et d'amour. Comment pourriez-vous choisir si vous n'aviez pas au préalable, dans votre représentation du monde, une échelle de valeur pouvant s'appliquer aux différentes situations mentionnées? Vous seriez incapable de délibérer parce qu'il n'y aurait précisément rien à comparer, il n'y aurait que deux singularités impossibles à quantifier et donc à subsumer sous un étalon de mesure.

Ainsi, ceux, parmi les sceptiques, qui préconisent de suivre les traditions et coutumes de leur siècle sont précisément à ce carrefour. Deux routes s'offrent à eux: l'une qui mène à une vie dont les actes se conforment à la morale en vigueur, l'autre qui demeure indéterminée, chaotique et irrationnelle. Ils opèrent un choix et par là acceptent un système de valeurs, dès lors ils ont quitté l'habit du sceptique. Ils croient en quelque chose. Leur critère pratique (mais qui est donc une théorie sur laquelle va s'adosser leur éthique) est le fait que l'indécision et la marginalité est invivable et qu'il faut, pour vivre, entrer dans un système de croyance.

Il n'y a aucun sceptique absolu, c'est à dire que nous pouvons quitter sans cesse un système de croyance pour un autre, mais nous ne nous trouvons à aucun moment en dehors de tout système. Si une telle chose arrivait, la vie cesserait alors assez naturellement puisque aucune délibération ne pourrait être en mesure de s'opérer ce qui mènerait à une mort certaine. Le sceptique croit en ses sensations, les sens lui sont axiomes. Mais dire cela c'est ne rien dire autre qu'un non sens. Les axiomes sont théoriques, ils servent une science et donc une représentation. La vie consciente, parsemée de délibérations, est contrainte de cartographier l'expérience afin d'opérer des choix. Celui que fait le sceptique antique, à savoir préférer la vie conformiste à la mort chaotique par exemple est le produit d'une axiologie abstraite.

Ce que j'essaie de pointer du doigt à travers cette longue ratiocination, c'est que précisément la vie ne tolère pas le scepticisme. Autrement dit cette philosophie, comme le concept même de connaissance, est un concept paralogique. Il est indémontrable, dans le système épistémologique qui est le nôtre, qu'une connaissance soit possible et il est tout autant indémontrable qu'un véritable scepticisme soit loisible. Cette doctrine est pareille au concept de néant, on peut en parler mais jamais la vivre, car lorsqu'on est en son coeur, elle ronge ses propres fondements, sa possibilité même d'existence. Les sceptiques effectifs sont donc les enfants de la métamorphose, leur existence est transmondaine, ils sont en réalité en transit entre les mondes, ce sont des nomades existentiels.

Le nomade, s'il jouit d'une certaine forme de liberté - notons aussi que le nomade est écologique car il n'épuise pas la terre où il séjourne temporairement - est néanmoins sans logis et sans assurance. Il doit faire sans cesse confiance au réel duquel il est à la merci. Le nomade n'a pas d'assurance, pas de réserve en cas de pénurie, pas de défense contre le monde où il se tient. Sa seule force est sa liberté, sa possibilité de vivre hors de la Cité, fragilement, et peut-être douloureusement aussi, mais en côtoyant la périodique volupté des vertiges libertaires.

La grande question, la question centrale, et peut-être la seule vraie question qu'une philosophie lucide doit se poser, c'est la question des croyances. Il y a en la matière, un chantier si vaste et tant illimité.

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