mardi 22 septembre 2015

Suis-je une loi du monde?

L'état de fatigue est un état intéressant par cela que l'attention s'en trouve diminuée ainsi que l'analyse réflexive. Moi qui ai passé une partie de ma vie à l'abhorrer, je me paie aujourd'hui le luxe de l'accueillir comme une donnée quelconque du quotidien. L'intellect se met donc au repos tel un passager accoudé nonchalamment au bastingage d'un bateau, et qui s'accorderait le bonheur de ne rien faire, rien d'autre que la contemplation passive du paysage qui s'écoule dans le siphon du temps.

L'intellect peut soit s'opposer à cet état lénifiant et en apparence improductif, soit l'embrasser et s'y abandonner langoureusement (ainsi que toutes les nuances possibles entre ces deux horizons). Ces moments sont peut-être les plus décisifs de tous, ceux où les couches souterraines de l'esprit mettent en branle d'antiques rouages chargés d'unifier, dans l'ombre, les informations éparpillés. L'esprit, la conscience (et ses différents niveaux), en tout temps, s'active à assembler un monde, architecte dément et compulsif.

Tout ce que je peux produire sur un plan intellectuel en ces moments là est médiocre (du moins jugé par moi comme tel, mais n'est-ce pas la seule chose qui compte?), chaque effort sapé en son fondement même. Il me faut accepter cela et aimer cette passivité qui me rappelle que bien souvent (peut-être tout le temps), l'activité dont je crois être la cause n'est que l'effectuation d'un faisceau causal immense et enchevêtré, d'une intrication de processus - dont l'histoire remonte probablement à l'éternité - qui agissent par synergie à travers ce que je nomme moi: cette symphonie de mes actes.

Si chaque processus est le fruit d'une mécanique alors il obéit à une loi et l'ordre des évènements est ainsi déterminé. Bien sûr, un parfait clinamen viendrait introduire le chaos qui semble s'immiscer partout dans la fonction de la vie, mais peut-on vraiment affirmer qu'il existe une telle chose qu'un hasard absolu? Tout juste, je pense, peut-on le croire.

Un tel système aurait quelque chose de majestueux (cosmos exprime alors cet ordre immense) et d'intrigant, mêlant structure déterministe et flux chaotique. Les grandes fonctions cosmiques avaleraient ainsi des données issues d'un éventuel hasard primordial; chaque monde l'exécution d'un programme nourri d'indétermination.

Il s'agit alors de découvrir si l'indétermination elle-même n'est pas le fruit d'une fonction, et si oui de laquelle.

10 commentaires:

Démocrite a dit…

Difficile pour l'atomiste dérouté de ne pas réagir quelque peu à la lecture de ce beau texte. Il me semble que votre expérience de la fatigue répond assez bien à la question finale. L'entropie semble la loi même du réel, le régime de la dégradation d'énergie contre lequel nous luttons, contre lequel nous résistons, nous les vivants. C'est dire combien l'ordre et les structures nous coûtent cher en énergie.
La fatigue ne nous abandonne-t-elle pas au désordre des impulsions, à l'incroyable créativité des flux qui outrepassent la conscience et qu'on ne peut arraisonner ? J'aime par dessus tout le commentaire de Marcel Conche relatif à la physique épicurienne (dans son Lucrèce), "l'ordre n'est qu'un cas particulier du désordre" affirme-t-il.
Partout où nous croyons saisir des lois définitives, un ordre stable et immuable, un "cosmos", partout nous sommes victimes des structures de l'esprit humain, de ses projections, anthropomorphiques luttant contre l'entropie qui finira par nous mener au néant, qu'on le veuille ou non.

Bien à vous

Démocrite

L'âme en chantier a dit…

Bonjour Démocrite.

Merci pour le commentaire. Quand vous citez Conche je pense immédiatement à Bergson qui disait que le désordre n'est que la déception de ne pas trouver un certain ordre attendu, mais un autre ordre à la place. Je suis plutôt solidaire des deux phrases du coup et me demande si les notions propre à entretenir une dualité, telle qu'ordre et désordre, ne sont pas obsolètes et inepte hors d'un certain contexte pratique limité.

Démocrite a dit…

Oui cher En Dilettante, je vous rejoins car il ne s'agit pas de penser ordre et désordre comme des catégories contraires. C'est bien ce que veut dire la formule d'inspiration lucrécienne : l'ordre n'est rien d'autre qu'un désordre provisoirement stabilisé mais jamais hors de l'empire de la nature foisonnante et chaotique. C'est pourquoi, ce serait un contresens d'y voir une dualité. Bergson se place du point de vue de l'esprit et de son besoin de sens. Il s'arrête au seuil de la métaphysique étant attaché à la conscience et à l'intuition.
Or, avec l'atomisme, il s'agit de penser ici le fond sans fond de la nature "naturante et naturée" (Spinoza) et non de réduire ces notions (métaphysiques ici) à un quelconque contexte pratique.

Bien à vous

L'âme en chantier a dit…

Mais c'est précisément de cette nature chaotique que je doute. Je trouve personnellement bien hasardeux de porter un quelconque jugement sur ce que serait la nature ou le réel, bien que je le fasse sans cesse à travers l'écriture (mais cette écriture ne dit rien du réel, peut-être d'ailleurs ne dit-elle rien du tout).

Mon expérience subjective m'a poussé dans un profond relativisme et ce que l'on peut, dans un contexte et par un point de vue donné, juger comme du désordre, peut m'apparaître aussi bien comme de l'ordre, tout cela n'étant au fond que des vues de l'esprit. La nature des choses elle.............

Démocrite a dit…

Il ne s'agit pas de rendre compte de la nature du réel, qui peut avoir cette prétention ? Qu'on ne puisse connaître le réel n'interdit en rien de le penser.

Le doute sceptique que vous posez procède de quelle(s) expérience(s)subjectives ? Lui auriez-vous attribué une valeur, une signification ? Cette expérience n'est-elle pas le fait d'une instabilité que vous rencontrez jusque dans vos jugements ? D'où vient-elle ? D'une déception ? D'une chute de l'idéal de la raison ? Ou d'une expression lucide et insignifiante de la "branloire pérenne" dont parle Montaigne le sceptique, du fleuve héraclitéen qui emporte toute certitude, de l'impermanence des choses qui ne livre que des "apparaître" (Pyrrhon)?

Le désordre dont parle l'atomisme est tout sauf bavard même si'l pousse un peu plus loin l'exigence spéculative. C'est pourquoi il est mal compris généralement. Il fait signe vers le caractère créatif de la nature (dont nous sommes des agrégats passagers). C'est pourquoi, le désordre est aphasique, il est l'autre nom du hasard- le terme le moins significatif qui soit (Rosset, dans la Logique du pire), ce qui en dit le moins possible et qui, de ce fait, peut parler du Tout sans l'épuiser et sans le juger d'une quelconque manière. C'est pourquoi les atomistes et les autres, tous ces philosophes sceptiques ont en commun précisément de faire signe vers une vérité qui "se trouve dans l'abîme" (Démocrite), au-delà du "moi", en-deçà de la représentation et qu'on appelle à défaut d'autres termes, le réel.

Il me semble percevoir dans votre scepticisme -peut-être à tord, le risque appauvri d'un retranchement subjectif pris dans le relativisme de la représentation (à la manière des sophistes), précisément lorsqu'il ne reste plus, comme vous le signalez, que des "vues de l'esprit". On n'est alors tout près du nihilisme.

Amicalement

L'âme en chantier a dit…

Bonjour Démocrite.

Peut-être ne comprends-je pas bien ce que vous essayez courageusement de me faire comprendre depuis le début. Vous m'avez parlé au départ de désordre dont l'ordre ne serait qu'un particulier et vous avez dit que l'entropie semblait la loi du réel. Je me bornerai ici à vos propos tenus en votre nom propre, je n'ai que votre parole (quand bien même elle convoquerait d'autres auteurs) et c'est à l'interprétation de vos propos que je me bornerai. Je ne me hasarderai pas par exemple à interpréter les fragments d'Héraclite.

Je comprends l'utilisation du mot "désordre" ou "néant" que j'emploie aussi, mais je souhaitais souligner le relativisme de ces concepts et l'impossibilité (c'est du moins ce qu'il m'apparaît) de parler d'ordre et de désordre au sens absolu. L'aboutissement de l'entropie pourrait bien être un ordre, tout comme l'impermanence peut très bien obéir à un ordre (on peut d'ailleurs programmer de l'impermanence et du hasard).

Pour répondre à vos questions: l'expérience subjective dont je parle est celle de ma vie, depuis les débuts de ma conscience à ce présent à travers lequel chante mon histoire, et le regard que je porte sur elle. Si je lui attribue une signification? Aucune idée, je ne me pose pas cette question à vrai dire. Instabilité dans mes jugements? Certes, presque toujours. D'où vient cette instabilité? À mon sens de la poursuite effrénée des voies de la raison que j'ai pu mener pdt un temps non négligeable de ma vie; d'une forme d'isosthénie qui m'apparaît inéluctable en suivant la raison avec rigueur (du moins ce que je juge comme tel). Quant à Montaigne et Héraclite, je me permets de plaider l'ignorance. S'il m'arrive de convoquer moi aussi un auteur, je ne fais que l'utiliser à mes fins et renvoyer à ce que j'ai pu voir en cet auteur. C'est donc bien hasardeux. Je ne le ferai plus.

Et enfin au sujet du risque dont vous me pensez victime, je plaide coupable et ne vois personnellement nulle risque là-dedans. Je ne connais précisément que des vues de l'esprit et n'ai jamais rencontré qui que ce soit qui puisse avoir autre chose qu'un point de vue (fut-il enrichi de la compréhension subjective d'autres points de vue) sur les choses. Peut-être sus-je donc nihiliste, je ne sais pas quel sens précisément vous attribuez à ce concept.

Démocrite a dit…

Cher en Dilettante,

"Il n'y a que des points de vue" dites-vous. Il est difficile d'être en désaccord avec ce constat. Mais un point de vue procède d'un "point", d'un "il y a", d'un site, d'un quelque chose qui fait parler à défaut de dire. C'est là que se joue un certain rapport au réel. Le point de vue peut se perdre, se dissoudre dans le jeu relatif des points de vue : il n'y a plus alors que des discours, des formulations, des mots qui ne font signe que vers eux-mêmes dans une circularité délirante.
Tous les auteurs que j'ai évoqués font signe vers autre chose que "des vues de l'esprit" même si, au premier abord, ils sont aussi dans le jeu de la parole puisqu'ils parlent.
Si j'évoque le nihilisme (je n'ai pas dit que vous étiez nihiliste), c'est parce qu'il existe un scepticisme réactif, amer et mélancolique qui est le fruit d'une brutale déception. L'esprit attendait de l'ordre dans le monde, de la sûreté, de la rationalité, des lois et voulait à tout prix un monde, un cosmos ; il se heurte souvent violemment à la précarité de sa propre vie comme de ce à quoi il tient le plus et découvre avec stupéfaction que le réel ne se plie ni à ses attentes ni à son besoin d'ordre.
Il est si tentant de ramener le désordre à l'ordre, l'im-monde au monde, le hasard à la loi. En d'autres termes, il est tentant d'effacer le réel dans le jeu inépuisable de la parole. Voilà le risque du nihilisme que je cherche à pointer.
Il me semble que votre texte initial pourrait aussi se lire subrepticement de cette manière. Mais sans doute ne suis-je pas très compréhensible.

L'âme en chantier a dit…

Merci de votre dernier message, je vous comprends bien mieux (du moins je crois).

Je suis d'accord avec la description que vous faites. En ce qui concerne ce "il y a", ce "point", je pense personnellement qu'on ne peut rien en dire (ni qu'il soit ordre ou désordre), cela m'évoque le "ti" des stoïciens si je ne m'abuse. En ce qui me concerne, ce "il y a" trouve son fondement le plus enfoui dans ma sensation intime, c'est toujours d'une sensation qu'émerge le "il y a", elle est en tout cas le fondement qui me fait dire que mon être est au contact de quelque chose (peu importe d'ailleurs ce qu'est cette chose).

Du coup, j'abonde dans votre sens, mes textes pointent aussi sans cesse vers ce "fond sans fond" (et là je pense saisir un peu mieux ce que vous mettez dans l'expression) qui est pour moi une pure interrogation face au constat du "il y a".

Toujours est-il que ces discussions touchent, à mon sens, le point nodal de ce qui nous agite tous dans nos recherches de connaissance et autre, tout cela nécessiterait une interrogation collective sans fin, à la manière d'une méditation. C'est peut-être ce que nous faisons à travers nos blogs: nous partageons nos états d'ignorances respectives (c'est en tout cas le cas en ce qui me concerne). Je visualise cela un peu comme des personnes prises dans le labyrinthe de leur propre structure transcendantale et qui cherchent à passer de l'autre côté des murs, qui parlent de cet ailleurs dont ils sont privés pour la simple et bonne raison qu'ils ne sont pas cet ailleurs. Je pense qu'il n'y a pas de sorties de nous-même autre que la mort, mais cela me semble fascinant qu'il y ait autre chose que nous-même.

D'ailleurs, je vous confie une impression, j'ai parfois le sentiment que la philosophie est une sorte de colonisation de l'altérité: la prise de conscience du réel, de l'Autre, de ce qui n'est pas nous et nous échappe, nous pousse à étendre nos structures, à nous arpenter nous même et ainsi à devenir toujours plus vastes en conquérant ainsi des parts d'altérité par une perpétuelle métamorphose réflexive (ce qui me rappelle leu jeu de la science aussi: enrichissement permanent d'un point de vue par d'autres points de vue).

Bref je suis frustré de discuter ainsi par textes interposés, tout cela s’accommoderait bien mieux d'une "vraie" discussion interactive et tout le lot d'effets que la présence implique.

Démocrite a dit…

Cette idée de la philosophie comme d'un "mouvement ver l'altérité" me sied même si je crois qu'il faut distinguer la philosophie du philosopher. Je vois d'abord dans l'acte philosophique un appauvrissement, "un retour aux choses mêmes" comme dirait l'autre, loin de l'enflure conceptuelle et de la tentation théorique. Mouvement de colonisation comme vous dites joliment qui accomplit simultanément une décolonisation à un autre niveau, forme subtile de "dé-territorialisation".

Je regrette comme vous, mon cher Dilettante, cette distance numérique qui nous interdit une vraie conversation. J'ignore où vous vous êtes territorialisé mais si vous n'êtes pas trop loin des Pyrénées et du Béarn, vous pourriez rencontrer une troupe de joyeux philosophes (à laquelle j'ai la chance d'appartenir), ce qui nous vaudrait la création d'une belle dynamique relationnelle, en d'autres termes, une occasion supplémentaire de nous réjouir tout en philosophant en dilettante...

Bien amicalement


L'âme en chantier a dit…

Je comprends lorsque vous parlez de déterritorialisation, je ressens aussi cela.

En ce qui concerne ma situation géographique, je suis actuellement à Bordeaux. Mais je ne manquerai pas, si l'occasion me pousse à passer par chez vous, de vous faire signe; j'en serais ravi.

Le dialogue est une de mes extases préférées en ce monde.