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mercredi 21 janvier 2015

Une pensée comme le temps

J'entends encore Fernando Pessoa me dire avec ma voix: "la philosophie c'est l'art d'avoir des théories intéressantes sur le monde". Combien je suis d'accord avec cette phrase aujourd'hui. J'entends encore aussi ce professeur d'université me répondre avec sa voix: "et vous pensez qu'il a raison? Vous ne croyez pas que la philosophie est plutôt une méthode de pensée?", et moi de répondre que non.

Bien sûr que la philosophie est une méthode de pensée, mais comme en tous domaines, les hommes n'ont que faire de la méthode, ils cherchent le profit qu'ils peuvent en tirer, ils cherchent les trésors qu'elle peut leur procurer, ils cherchent enfin un lieu qui puissent leur servir de référent absolu. Cette méthode de pensée qu'est la philosophie n'a mené que trop souvent au cours de son histoire à l'élaboration de théories aussi invérifiables les unes que les autres, à des discours métaphysiques qui seraient tout à fait honorables, voire admirables, s'ils n'avaient la prétention d'être plus que ce qu'ils sont: un discours élaboré. Un discours qui ne dit rien de plus que les règles auxquelles il obéit et la beauté de sa structure formelle.

Alors que faut-il faire? On me reproche souvent d'être un philosophe nihiliste ou de la destruction de toute théorie en teintant ce jugement d'une connotation éminemment négative. Pourtant la déconstruction n'est pas négative. Selon le discours des naturalistes optimistes béats, il faudrait que toute déconstruction soit un pas en arrière, lors même que ces personnes qui s'entichent de toutes formes de croissance, en bon jardiniers autoproclamés de l'humanité et du monde, sont indirectement amoureux du temps lui-même. J'entends encore leur émerveillement face à  la fleur qui pousse lentement, à l'arbre qui s'élève par l'action du temps, et je vois aussi dans leur yeux l'incompréhension et le ressentiment face à mes propos qui sont la hache qui vient couper indifféremment l'arbrisseau comme le vieux baobab ayant traversé les âges.

Ne se rendent-ils pas compte ces gens-là que ce qu'ils chérissent dans la durée, cette force créatrice et constructive, fait partie du même mouvement qui érode et abolit sans cesse. Ne voient-ils pas que c'est par les fragments qu'il arrache aux formes établies que le temps en construit de nouvelles? Ne savent-ils pas que tout jugement de valeur est relatif à un point de vue, un référent qui observe l'état d'une forme par le prisme de son achèvement supposé? Construisez un bateau et vous détruisez les planches qui le constituent, planches qui ont existé par la suppression des arbres d'où elles sont extraites. Détruisez une maison et vous créerez des cailloux, de la poussière et mille autres fragments qui s'intégreront dans une forme nouvelle.

Ma philosophie, si elle n'est pas consensuelle, n'est ni négative ni positive, elle est comme le temps, sans valeur intrinsèque (mais même cela je ne peux en être certain). Ma philosophie, comme le temps, est une respiration entre deux absolus utopiques, elle est et le bien et le mal, elle n'est ni l'un ni l'autre. Ce que je fais avec le bulldozer de ma raison et ses tendances isosthéniques, à son penchant pour l'annulation de tout point d'arrêt par la possibilité de changer indéfiniment les termes de la relation, c'est de vous exprimer avec sincérité ce que c'est qu'être moi, d'être cette modalité de la pensée que je suis. Sachez que si vous en souffrez, c'est parce que j'en souffre aussi, mais ce qui peut briser le corps peut aussi briser les chaînes. Il y a un point cependant où je ne demanderai à personne de me suivre, c'est celui qui consiste à ne plus voir dans tout édifice qu'une stabilité arbitraire conférée par la seule volonté de croire; le point où le regard devient laniaire à force de s'insinuer dans le vide des choses; le point où la vie même se résume à accepter d'être soi-même l'auteur d'une carte qui s'éloigne du territoire par l'infinie déportation que sont les sensations individuelles.

Voyez mes frères comme le monde se plie à vos configurations, aux quelques formes que vous savez déployer pour le capturer. N'ayez pas peur de ma pensée, elle ne nie pas plus qu'elle n'affirme vos croyances et espoirs, elle vient seulement rappeler que croyances et espoirs, s'ils peuvent être partagés, n'ont aucun droit à faire autorité.