jeudi 17 avril 2025

[ DESTITUTION ] Filières technos

 Il faudrait statuer sur ce sort, en évaluer la dignité, soupeser les motifs qui font le quotidien merdique d'un professeur de philosophie en filières technologiques. Car tous les jours, croiser des élèves qui ne disent pas même bonjour, entrent dans la classe avec des écouteurs ou un téléphone, sans un regard, ayant à peine de quoi prendre le cours en note et qui parviennent en terminale sans même avoir un niveau de collégien: tout ça vous alourdit l'existence, vous rive au cœur une boule de plomb qui vous coule et vous suffoque sous l'océan de la déréliction.

Je n'ai pas choisi cela... ce n'est pas mon métier que d'être un résidu d'exigence dans une instititution qui n'en a plus, les a noyées dans la résignation de son personnel qui, presque invariablement, se protège de l'offense en fardant l'éducation nationale d'une captieuse cosmétique -- enfouir le réel, toujours, pour se nourrir d'histoires qui font tenir les murs et les carcasses.

Pendant ce temps l'offense que je représente, avec mes attentes d'un autre temps, est un intolérable coup de pied dérisoire dans la fourmilière outrée qui se défend de moi. Même les collègues se font anticorps, comme cette professeure de mathématique s'exclamant en plein conseil de classe lorsque je me plains du niveau: "de toute façon on sait bien qu'on ne fait rien en phlosophie, on joue sur sa calculatrice". Personne ne s'est offusqué de ces propos banals, tout juste l'intéressé et, miraculeusement, un père d'élève, décidément anachronique lui aussi.

Car aujourd'hui les parents sont souverains à l'école, des tyrans claniques faisant trembler le cœur des personnels éducatifs qui se plieraient en quatre pour ne pas affronter leur ire, leurs propos accusateurs et menaçants dès lors qu'un enseignant ose mettre des notes au-dessous de 14 et leur faire remarquer que, peut-être, l'attitude et l'investissement de leur progéniture n'est pas vraiment conforme au minimum attendu. Ça fait peur les familles... L'école doit rentrer dans leur emploi du temps personnel, abonder dans le sens de leurs illusions narcissiques, de leurs dogmes -- que nous contribuons à renforcer histoire de ne pas être accusé de "non-assistance à personne dans ses opinions".

Il est donc tabou de mettre 0 pour un devoir non-rendu, pour une tricherie, sous peine de voir la fourmilière en branle-bas de combat pour conjurer l'insolent qui trouble la tranquillité hiératique des lieux. Alors l'ordalie se manifeste sous la forme de courriels envoyés par la proviseure adjointe, parfois du CPE, du professeur principal enfin et qui, tous, prennent a priori le parti d'élèves irresponsables et hypocrites qui savent pertinemment que rien de ferme ne saurait s'opposer à eux, fils de rois et reines dont les enseignants sont les serfs. Il faut dissuader l'importun.

Alors ils accusent le professeur de n'avoir pas noté l'échéance sur pronote, l'eût-il rappelée des dizaines de fois en cours, nient même en avoir jamais entendu parler, fut-ce le cas à chaque séance depuis plusieurs semaines. Et ces discours ont le poids d'ordonnances royales, on ne les remet pas en cause, c'est au collègue récalcitrant de rentrer dans le rang, de comprendre enfin ce qui se joue ici: la gronde s'élève dans les familles, la note compte au contrôle continu (et l'on entend ici les chuchotements indignés de tout l'aréopage)... Il ne faudrait quand-même pas que la réalité échappe à la fabrique de la médiocrité et du menonge, à ses moules institutionnels, et que l'adversité qui fait les hommes fassent une criminelle irruption dans ce sanctuaire des saints qu'est l'école!

On finira bien, si l'on insiste, convoqué par l'inquisitoire bureau du proviseur adjoint qui, raisonnable et patient, fera preuve de pédagogie afin qu'un professeur égaré, recouvre tous ses sens et devienne à sont tour le héraut du grand vide.

S'il persiste dans l'erreur, la réputation, l'isolement, le harcèlement des familles, auront de toute façon raison de lui, détruiront son estime, l'empliront de ces doutes qui, la nuit, se transforment en cauchemars, le jour en cette souffrance révoltée qui s'infiltre dans la moindre porosité du couple pour en disjoindre peu à peu les cellules -- et pourquoi se battre alors pour la vérité si c'est pour perdre tout amour...

On ne naît pas hypocrite et lâche, on cède à un système qui nous étreint de toute part, nous définit, ourdit notre statut. Les autres vous disent, dans l'intimité, qu'ils sont d'accord avec vous, mais ils ne tendront pas la main, n'auront pas quelques mots encourageants qui pourraient transmuer pourtant le désespoir d'un homme: publiquement ils se taisent, font bloc, roc, montagne inébranlable et silencieuse qui vous surplombe imperturbable, qui vous écrase même, ménaçante comme une Géhenne endormie.

Mais vous, comment vous réveillerez-vous de ce cauchemar autrement que par cette abjecte solidarité mécanique qui fait de l'Éducation Nationale une destitution de toutes les valeurs qu'elle arbore, l'institution du harcèlement et du travestissement. Il faudra donc fermer bien grand les yeux, conspué et honni, pour ne plus lire au frontispice de ces lycées sans âme et sans philosophie, coincé dans ces lundis matins blafards et verglacés "Vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir".

mercredi 16 avril 2025

[ INSTITUTION ] Caberdouche

 Une institution, c'est normalement quelque chose qui tient, quelque chose de ferme, une sorte de monument d'airain dans le branloire du monde. Et pourtant celle qui m'accueille et suce ma sève en parasite est d'une impéritie notoire, aussi mal faite que cette vie sans but pour une humaine nature dont toute l'essence réside, précisément, dans le sens...

Dieu que tous les eudémonismes me sont intolérables, il y a bien plus de manières de se suicider ou se détruire que de parvenir au bonheur. On trouve même souvent de la joie à se détruire jusqu'à l'os. Et toutes les pathétiques joies qu'on se donne ne mènent à rien d'autre qu'à cet instant qui nous tient dans sa toile, en relative bonne santé, dans une situation sociale relativement réussie, et tout ce relatif achèvement nous donne une nausée absolue -- sans qu'on parvienne toutefois à vomir.

Même les mots s'abîment de cotôyer notre médiocrité: radieux qu'ils étaient, ils se mettent à arborer cette grisaille universelle des civilisations, la plupart sont d'un ennui terrible, il faut en chercher de nouveau que nous salirons de nos mains afin qu'ils deviennent, comme les autres, une unité de la langue commune.

Savoir que rien n'a d'importance ne fait pas léviter pour autant les pavés dans le ciel, une gravité cosmique nous arrime au quotidien de plomb, nous achemine sur un comptoir en bois massif, une jour de semaine, le matin, pour y poser le cercle hyalin d'une libération éphémère, avec sa mousse qui nous coule sur les doigts qui finiront poisseux. Et l'on pourra sentir alors l'odeur douceâtre qui nous rappellera, plus tard, dans la geôle d'une heure ouvrée, la possibilité d'une île -- où il serait si bon de se laisser engloutir par les eaux...

Pour le bonheur il faut croire, or d'églises où vivent encore quelques divinités, je ne connais que tous ces caberdouches de villages endormis où des nageurs amateurs s'échinent à demeurer jute au-dessous de la ligne de flottaison, offrant le sacrifice du dipsomane à des idoles lagéniformes qu'on aligne en rangs serrés. Quelques milliers de Saint-Pierre entrouvrent les portes du seul paradis qui soit, de la seule réalité indubitable, c'est-à-dire cet arche où s'accrocher quand le déluge du monde menace d'asphyxie. Tout le spectacle de cette souffrance venue se réfugier réchauffe le cœur autant que les liqueurs qui s'accrochent paresseusement aux parois de nos verres. Il n'y a qu'ici qu'on puisse alors être ensemble, et s'acheminer au néant sans cette solitude qui nous dévore jusqu'au trognon.

mardi 15 avril 2025

À une amie

 En passant sur le trottoir de cette ville, le souvenir chute, éclate à mes pieds, devant moi, en mille éclats qui forment une iridescence mnésique où chaque reflet m'offre un monde où se perdre. Je continue ma route et face à la devanture du bistro se mettent à crépiter sous mes pieds de fines gouttes contenant chacune l'histoire érodée d'un morceau de vie: la bruine de ces souvenirs me couvre les cheveux et s'étend ruisselante sur le sol et sur chaque pavé que je foule. Nous avons vécu d'innombrables vies ramassées dans les nuits de la jeunesse: tu étais là, accrochée au comptoir, comme à ce bastingage où nous tanguions allègrement, matelots isolés sur une mer d'absurde. Chacun capitaine d'un frêle et grinçant esquif que nous menions à quai, dans les odeurs de bières et de whisky, réunis là pour un temps -- que l'on souhaitait si long qu'il s'étire aujourd'hui sur la moitié de notre vie -- avant de repartir seuls, sur la galère du destin.

Demain je repasserai, peut-être, par ces ruelles étroites, et j'y verrai, sûrement, quelques poussières de rêves incrustées dans le sol, vomies un soir sans lune où j'ai fait du béton une excroissance de ma mémoire.

 Toi... toi tu es dans bien des souvenirs, Phaéton dans son char de soleil, en route pour allumer le Sud, mêle-casse au comptoir de l'aurore qui se confond parfois au crépuscule. Les eaux t'ont emportée, mais nous te retenons dans les filets de l'âme, et nous sentons encore ta peau brunie, l'enrouement de ta voix et les regards de ta lunaire face. Je n'en ai connu qu'une, il en existait tant à découvrir...

Nous te gardons avec nous, imparfaitement mais tout de même, la flamme éclaire encore des cœurs qui tous, comme une ville nocturne, forment le réseau lumineux de ton absence. Et que sommes-nous finalement, si ce n'est les sémaphores obstinés qui adressent au ciel l'interrogation lancinante -- la seule que partage tout humain --: pourquoi?