vendredi 5 septembre 2014

Message aux autres dieux

Je suis l'enfant du changement, l'enfant de mon siècle. Ma conjoncture est l'évolution rapide, la multiplicité et l'impermanence. Comme si la société moderne s'était enfin calquée sur le rythme de la nature, sur ses procédés sans pitié pour le passé. Je suis le fils de l'époque, ne croyant plus aux vieux moules desquels nos ancêtres sont sortis, aux modèles qui ont défini pour eux la vie heureuse. Je suis l'homme sans famille, qui a eu plusieurs femmes, peut aimer au pluriel, peut pratiquer toutes sortes d'activités, je suis l'homme qui s'éclate dans la diversité, je suis celui qui a le choix, celui qui peut tout apprendre, celui qui a l'information à portée de main, du moins jusqu'à un médiocre niveau. Et pour cela je suis à son image, une multiplicité médiocre car la qualité se cache encore dans des recoins inaccessibles, aristocratiques. Je peux jouer au football, au tennis, au tennis de table, au basket, au hand, je peux faire du skate, du surf, du street workout, de la boxe, du badmington, du volley-ball, de la nage, quoi d'autre encore? Et chacune de ces activités m'apporte une émotion singulière, incomparable, unique. Je suis l'éternel enfant perdu en un monde où tout est à découvrir, tous les jeux à portée de main, je suis l'enfant qui ne se concentre plus sur une chose mais qui explore sans cesse la nouveauté. Il y a une quantité de techniques que je maîtrise plus ou moins bien et tant d'autres à intégrer. Chacune décuple mes capacités, ouvre le champ de mes expériences: certaines me rendent plus souple, d'autres extrêmement rapide, d'aucunes me procurent un don de quasi ubiquité.

Et les gens sont partout, à portée de clic, pour voyager, pour dormir, pour faire l'amour, pour emprunter leur maison, pour échanger, pour parler, pour vendre et acheter. Il y a la mort partout, et la vie aussi, la vie qui file à une vitesse, la vie qui s'écoule hors de nous et qui donne soif de vivre encore plus, toujours plus d'expériences, d'aller toujours plus loin tandis que le monde s'écroule et meurt autour de nous. Il y a des grand-parents qui meurent, des amis, des inconnus, des professeurs, des connaissances, des embryons, des animaux qu'on a aimé. Tout ce qu'on aime finit par se dissoudre alors on aime de plus en plus de choses, on aime jusqu'aux liens qui unissent les choses entre elles et font qu'on peut sauter de l'une à l'autre. Il y a des rêves qui un jour retournent d'où ils sont venus, alors on en emmagasine d'autres, on rêve de mille choses, on rêve même de rêver mille rêves à la seconde.

Tout se perd, alors on ne garde rien, comme ça on garde tout, tous les possibles, toutes les ouvertures dans le présent, on avance avec ce corps et ce coeur, interfaces vers l'inconnu, on avance dans l'altérité toujours plus loin. On fait des orgies avec le monde, on le laisse nous toucher, on s'y baigne comme dans un océan, on ne construit plus rien, les courants sont trop forts, les vagues bien trop hautes, tout finirait par s'écrouler, par disparaître sous les eaux. L'identité sexuelle n'est plus rien, on peut changer, par conséquent on a le choix alors on choisit. Nous choisissons sans cesse, à tel point que certains ne savent plus choisir, ils se gavent de possibles comme des enfants obèses qui grossissent par la simple contemplation gloutonne de vitrines surchargées de pâtisseries. On avance malgré nous, le monde nous porte si vite sur ses ailes de géant, il nous pousse tellement fort que l'on reste le même enfant même à deux doigts de la mort, échoués là un peu trop rapidement.

Il pousse des livres, des dizaines à la minute, que dis-je à la seconde, et des autobiographies en veux-tu en voilà, tellement de vies à lire, on est gavé des actions d'autrui, trop de héros, trop de choix qui ne sont pas les nôtres et auxquels on assiste. Des vies pour se divertir de la vie qui s'en va, des vies réelles comme des vies fictives. Lorsqu'on a le temps, on fait la somme de toutes ces vies, de tous les sens qu'elles ont pu revêtir mais les unités du calcul ne cessent de changer, les nombres ne cessent plus de grandir, on est noyé dans les vies, leurs possibles, leurs plénitudes et leurs néants, ça dégueule de la vie par tous les pores. Des vies des vies des vies toujours, encore, c'est la nausée, toutes ces vies qui ont un début, puis une fin, une fin si abrupte qu'elle semble balayer tout l'entre-deux, tout ce milieu qui n'aura été qu'un mouvement du néant pour se rejoindre après l'erreur qu'est la vie. On y pense quand on peut et on se dit que chaque vie se vaut, celle d'une bonne soeur pas plus que celle du meurtrier: le meurtrier aura peut-être tué un pédophile, la bonne soeur peut-être empêchée de nouveaux génies de la médecine de naître et de guérir d'incurables maladies. Bandit, banquier, président, prophète, philosophe, maçon... Célibataire ou en couple, fumeur ou non fumeur, sportif ou non, fêtard ou ascète... Quel choix meilleur que l'autre, pourquoi s'éreinter à endosser un rôle, à faire semblant de jouer la vie jusqu'au bout quand il n'y a rien à gagner. Au final, à la fin du jeu, tout ça n'aura pas compté, pour l'Histoire tout au plus, pour ceux qui auront la malchance d'en faire partie (ceux qu'on pourra tenir responsables...) mais qu'on oubliera à la prochaine ère glaciaire quand toute l'humanité aura disparue, ou encore dans la prochaine guerre inter-galactique si l'on va jusque là.

Ne cherchez pas, choisissez selon la contingence du présent, de toute façon il n'y a pas de hasard, seulement un nombre indéfini de causes dont on ne peut pas même se faire l'ombre du commencement d'une idée, et toutes ces causes qui concourrent à l'instant présent: le coup de vent que vous avez senti, la comète qui passait dans note orbite, la supernovae qui explose quelques centaines d'années-lumière plus loin, l'homme qui a fait un faux pas en sortant du bistrot. Boum enchaînement d'effets pour des causes qui semblent absurdes et contingentes mais dont l'origine remonte à la nuit des temps. Le monde c'est une sorte de cascade qui n'a de cesse de chuter inexorablement, c'est une loi qui s'exécute de manière récursive. Alors choisissez, pour ce que cela changera, vous qui croyez avoir le choix, un libre-arbitre comme y disent, réfléchissez un peu à cela. Qu'allez-vous faire la seconde d'après? Allez-vous continuer de lire? Et cette lecture est-elle le fruit de votre pleine et autonome volonté? N'est-elle pas l'effet d'un certain conditionnement au langage, qui fait qu'on cherche toujours la chute, le sens d'un énoncé, qui fait qu'au fond on cherche une mort à toutes choses parce qu'on ne peut comprendre que ce qui est pareil à nous. N'est-ce pas la curiosité qui vous pousse, et pourquoi cette curiosité? Peut-être vous a-t-on dit: "va lire ce texte absolument, tu verras c'est magnifique, et la fin est sensationnelle!" et vous voilà à la poursuite de cette fin. Savez-vous pour quelle raison vous recherchez le sensationnel? Pourquoi lisez-vous des livres? Qu'est-ce que cela vous apporte et pourquoi cela même est quelque chose que vous désirez? Êtes-vous vraiment certain que vous êtes la cause autonome et absolue de tout ce cirque, l'êtes-vous vraiment? Et si vous êtes la cause de vous-même, comment avez-vous pu vous mettre au monde, par votre propre volonté? N'avez-vous pas des parents qui vous ont jeté là sans votre consentement, consentement qui d'ailleurs n'existait pas encore? Vous me direz que dès l'apparition de votre conscience, vous êtes devenu autonome, mais pouvez-vous me dire au juste ce que vous êtes réellement: un corps, un esprit? Qu'est votre esprit: impulsions électriques de votre cerveau? Mais qu'est le monde qui apparaît en vous, que vous vous représentez? Qu'est le vert que vous voyez, comment naît-il d'une impulsion électrique, où se fait la transformation et par quel miracle?

Continuez de choisir tout de même, de toute façon vous n'avez peut-être pas le choix, songez-y, ruminez cette idée jusqu'à devenir fou ou bien jusqu'à être en paix. Continuez de vivre et apprenez à voyager sans guide, sans plan ni boussole, les plans et les boussoles ne sont que des humains devenus fou et qui pensent être toutes choses en ce monde. Avancez, reculez, bougez simplement, si tant est que ces notions ont encore un sens alors même que toutes requièrent un référent, référent qui lui-même aurait besoin d'un autre référent et ce à l'infini. Evoluez dans cet espace, perdez-vous dans le vide comme en un voyage au coeur d'une fractale. La seule verité est cet instant présent qui vous fait vous sentir vivant, qui vous procure cette singulière vibration sentimentale qu'est le battement de l'instant sur lequel vous glissez, il n'y a pas de mots pour ça, vous ne pouvez pas l'échanger, tout juste le vivre. Aussitôt vécu aussitôt reparti. Votre vie c'est ça, c'est vous, c'est ce maintenant qui est inqualifiable, ce maintenant qui est tout et dont l'écho résonnera encore toute votre vie durant. Votre vie c'est votre monde, votre petite féérie soliptique de laquelle vous ne sortirez jamais, vous n'aurez jamais connu qu'elle car avant vous n'existiez pas en tant que conscience, en tant qu'illusion d'être un individu, après la mort vous n'existerez plus non plus sous cette forme de délire. Vous êtes plongé pour l'éternité dans ce vous qui demeure au bout de chaque regard, accroché sur chaque horizon, dans chaque odeur et chaque goût ressenti: pensez à cela, ce que vous sentez n'est que vous, les sensations ne sont pas des choses dont les gens s'emparent et qu'ils peuvent s'échanger. Comment savoir si le vert de la feuille que vous observez est bien la même singulière sensation qu'expérimente au même moment votre voisin? Comment le savez vous? Vous utilisez des mots pour partager cette expérience, mais le mot doit être interprété, c'est à dire vécu, et alors que reste-t-il derrière le mot? Vous pouvez pointer du doigt la même chose que votre voisin autant que vous voudrez, jamais vous n’atterrirez dans sa tête, jamais vous ne serez lui, jamais vous ne saurez. Toute votre vie durant il n'y aura que vous, vous vous vous, rien que vous. Toutes vos tentatives de communication et de partage sont des échecs programmés, de vaines gesticulations. Oh vous provoquerez des sentiments et des instants de vécu chez autrui, c'est certain, mais jamais vous ne saurez si ce que vous lui exprimez est bien ce qui s'imprime en lui, jamais vous ne connaîtrez la vie de cet Autre à qui vous tendez pourtant la main désespérément, pour ne pas mourir tout seul, mourir d'angoisse dans votre peau et dans l'immatérielle (?) prison de votre conscience.

Alors faîtes des choix, continuez de vivre des vies, de changer sans cesse, de chercher partout ce qui n'est nulle part. Car il n'y a nul Dieu, nulle réponse, nulle valeur, nul étalon, nulle loi, nul guide, il n'y a rien en dehors de vous que le "silence déraisonnable" de la réalité qui est tout ce que vous n'êtes pas à l'instant présent. Vous ne saurez jamais car il n'y a probablement rien à savoir, le concept même étant une vaste escroquerie, pareille à ces funestes histoires que content les religions. Il n'y a rien à savoir comprenez-vous cela? Il n'y a rien au-dessus de vous, pas de matière, par de particules élémentaires, pas de réalité qui soit une chose en soi, un absolu inaltérable et défini à partir duquel vous pourriez trouver un sol solide sur lequel évoluer, sur lequel planter votre arbre de la connaissance, et sur lequel construire votre maison et vos écoles et toutes vos institutions. Il n'y a pas une once de réalité qui soit vraiment extérieure à vous et qui résiste aux fluctuations de votre temps propre, de votre position, de votre moment cinétique. Tout collabore avec vous, le monde se met d'accord avec votre être bien avant que vous puissiez même en avoir conscience, il se présente toujours sous son meilleur jour, pour vous, exclusivement, le monde n'apparaît tel qu'il est que pour vous-même, privilégié absolu, élu des dieux, unique. Pour chacun un monde différent et chaque monde est un absolu indépassable. Songez à cela, chacun de vos semblables est un univers absolu et absolument forain et inaccessible. L'autre est impensable, inconcevable, à peine y pensez-vous qu'il n'est que le reflet de votre effort pour le saisir.

Continuez de vivre, faîtes ce que bon vous semble, laissez-vous porter, épousez la courbe du présent que vous êtes. Car enfin vous cherchez Dieu et n'avez de cesse de trouver à sa place le néant que vous êtes: il faudra un jour en tirer la conclusion qui s'impose. Le monde est votre création personnelle. Même ce message n'est qu'un prétexte, une matière à votre créativité interprétative, vous en ferez ce que vous avez toujours voulu en faire, vous n'y découvrirez que vous-même. En effet nous sentons l'Autre, nous sentons bien qu'il existe par-delà nous même, dans cet ailleurs inconcevable parce qu'il nous force à envisager ce qu'est la mort, le rien, par le prisme de la vie, et de la totalité que nous sommes. Nous sentons bien cet Autre, nous nous heurtons à lui, mais ne pouvons rien dire à son égard, rien en représenter sous peine de le faire mentir et d'y imposer encore et toujours un portrait de nous-même. L'Autre est bel est bien cet infranchissable, cet absolu qui nous demeure interdit, et qu'on se le dise de dieu à dieu: nous n'aimons pas l'interdit...

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