vendredi 12 septembre 2014

L'empreinte de nos pas

J'ai moi aussi mes maigres consolations, en voilà une qui s'en vient à l'instant: j'ai bien acquis quelques puissances en cette vie. J'ai la puissance de faire jaillir des sentiments des mots, si ce n'est pour les autres au moins pour moi. J'ai acquis la puissance d'ordonner à des circuits électroniques, de parler aux ordinateurs et faire de moi un demi-dieu virtuel. Maigre consolation s'il en est...

Est-ce là une puissance que cette activité que j'exerce comme un dernier recours, et qui consiste à peindre sur les murs de ma prison soliptique ces suites d'arabesques censées être la projection du processus néantisant que je suis. Il n'y a bien dans la vie que deux ou trois activités que je n'ai point totalement abandonnées, l'écriture figurant en bonne place. Vomir son âme sur un univers qui est déjà son âme, voilà qui semble bien ironique. Mais est-ce bien juste, s'agit-il vraiment de cela? Je dois bien admettre un être, une chose en soi qui m'est étrangère et qui échappe à mon pouvoir de constituer un monde, mais je ne connais de cette chose que ce que j'y projette, je ne peux me servir du monde que comme un écran pour mon ignorance. Mon impuissance à connaître est ma souffrance, je suis incapable de mourir. Alors je me déverse à l'intérieur de mon propre gouffre, remplissant ma vacuité d'une vacuité identique mais simplement incrustée dans d'autres formes.

Quelle triste spectacle que celui d'un homme enfermé dans sa tête, et qui ne peut plus regarder le monde sans être suspicieux quant à l'originalité de celui-ci, quant au fait que rien, partout, n'est vraiment autre chose qu'un reflet de son abîme.

Mais comment un vide peut-il se refléter?

S'il se reflète, c'est bien que ce qui est reflété n'est pas vide, et donc n'est pas lui. Hélas les choses ne sont pas aussi simples, toutes les logiques ne sont point binaires et même quand elles le sont, la multiplicité des axiomes et des points de vue rend toute chose relative, toute conclusion incertaine et bornée dans l'étroitesse de son temps et de son espace. Le temps est un vide qui se reflète sans pourtant jamais se montrer. D'ailleurs tous les reflets sont du temps. La pierre que vous observez est une modalité spatiale du temps, et cette formule même devrait vous heurter par son caractère tautologique.

Celui qui lira ces phrases, quand bien même il ne s'agirait que de moi, ne fera qu'observer la salissure d'un esprit qui se vomit à l'intérieur de sa propre enceinte, qui se crache à la figure à travers l'horizon. Car voyez-vous j'ai beau marcher vers le lointain, toujours plus loin, je m'achemine inexorablement vers moi-même, ce moi-même rempli paradoxalement de cette absence de moi-même. Ainsi moi cherche moi partout tout en ne se trouvant nulle part, puisqu'il ignore qu'il est toutes choses, tout ce vide qui fait apparaître les choses. Ainsi l'être advient par le néant que je suis, voilà pour l'instant sartrien.

Mais j'aimerais revenir à l'écriture, à ce qui me pousse à continuer frénétiquement d'écrire. Je crois que si j'écris depuis tout ce temps, c'est pour que le fil de mes phrases trace un sillon rectiligne à travers l'espace cyclique de ma temporalité. Je me vois entamer des choses, poursuivre des puissances, puis abandonner ce qui n'a pas de fin, recommencer autre chose et m'arrêter toujours. Je m'arrête parce que je n'atteins jamais la puissance que je poursuis et qui est un absolu qui comme tout absolu est le symbole de ma mort. Pourtant j'ai appris bien des choses en cours de route, je peux faire des choses qui m'étaient impossibles auparavant, mais lorsque j'observe le résultat d'un de ces longs apprentissages, je n'y vois aucune magie, je ne ressens nul émerveillement, juste l'extrême lassitude et fatigue face à l'effort requis, face à la connaissance de chaque petit moment, chaque petit accomplissement terne qui mène à ce fameux résultat. Seuls sont éblouis ceux qui ignorent le chemin et ne savent pas qu'il m'a suffit de mettre un pied devant l'autre et de marcher plus ou moins longtemps pour parvenir où j'en suis, qui ne savent pas qu'eux-mêmes pourraient faire le chemin et que ce qui avait alors pour eux de la valeur n'aurait plus que l'amère saveur des rêves d'enfants que l'on a perdu.

Vouloir la puissance c'est vouloir produire quelque chose dont on est soi-même étonné, c'est vouloir mettre au monde ce que l'on porte en nous déjà fait, sans intermédiaire, sans construction, et sans attente. La recherche de la puissance est bel et bien une quête narcissique de soi vers soi en passant par l'altérité du réel. Et nous, pauvres humains au destin si tragique, sommes voués à l'effort, au chemin de la technique fait de patience et de gestes minuscules mis bout à bout: une fois au bout, le miracle a depuis longtemps disparu, on reste face à la fatigue et à la conscience de toute l'énergie dépensée petit à petit pour déblayer la route. Conscient aussi de l'investissement régulier nécessaire à l'entretien de cette route, que le temps s'acharne à recouvrir peu à peu.

La puissance, elle aussi est un horizon inatteignable. Le mythe de la puissance prend sa racine en note ignorance, dans le fait que nous ne comprenions pas le chemin banal qui mène un homme à la capacité qu'il a acquise, ou bien dans le fait que nous n'ayons pas envie de prendre ce chemin, nous imaginant alors un voyage fantastique, fait de bonds de géant, d'envolées furieuses quand il ne s'agit en fait que de marcher avec difficulté.

Ainsi j'arpente le cycle de la puissance, je me retrouve à regarder avec dédain ce qui, il y a dix ans, me remplissait d'admiration. Ma vie semble ne pas avancer, toujours dans cet entre-deux, entre ciel et terre, entre puissance et impuissance, entre bonheur et malheur. Il n'y a véritablement rien de transcendant. Je m'ennuie. Je ne sais comment occuper mon temps, nulle occupation ne sort du lot. Que faire de ma vie? Rechercher la reconnaissance, comme tant d'autres qui ont trouvé le moyen de faire vivre la puissance en la puisant dans l'ignorance des autres qui leur offrent leur reconnaissance. La reconnaissance des autres, le fait qu'ils affirment notre puissance, est encore un moyen d'entretenir le mythe: l'illusion que l'on a perdu en route est retrouvée ailleurs, dans le regard émerveillé ou terrifié de l'Autre. Mais un jour, si l'on est honnête avec soi, on sait aussi le chemin qu'emprunte l'autre, on sait combien cette puissance qu'il nous prête est factice, on sait que l'on se ment. Alors la reconnaissance et l'admiration ne sont que ce qu'elles sont: l'ignorance ou le refus d'autrui concernant le chemin à parcourir.

Je ne sais que faire de mon temps si ce n'est continuer à rêver comme un gosse. Échapper encore un peu à ces retours à la case départ si épuisants. On entreprend puis les objectifs n'étaient pas tels qu'on les imaginait alors on n'a pas avancé d'un pouce. On entreprend autre chose, mais c'est toujours la même merde insipide et ennuyeuse que la volonté de puissance. Vie cyclique ne contenant que des acmés médiocres, des Everest n'excédant pas le niveau de la mer. Pourtant les rêves se font la malle eux, ils ont même depuis longtemps dépassés les cimes les plus hautes, ils ont percés les nuages, on traversés la stratosphère et se sont perdus dans les immensités intersidérales. Qui va nous reconnaître, nous admirer? Des extra-terrestres peut-être, à l'intelligence mille fois supérieure à la nôtre? Si cela arrivait cela nous placerait alors directement à la case super-puissance, sans même qu'on ait l'once d'une idée du chemin parcouru pour y parvenir. Il faut se méfier des rêves car tout peut arriver et il n'y a rien de pire qu'un rêve qui advient, on appelle cela un cauchemar.

Tu voulais être un pirate informatique? Te voilà qui connaît certaines failles et sait les exploiter. Il te faut des heures voire des jours pour programmer les exploits nécessaires, et les gens te pressent de questions: "Ah ouais, tu pourrais faire ça, et ceci, et cela? Et ça tu sais faire?". Il n'y a bien qu'eux que cela émerveille, vous, vous ne faîtes que contempler le travail nécessaire, le travail sans merveille ni magie...

Alors écrire au milieu de toutes ces remises à zéro c'est un peu laisser un sillon rectiligne parmi les boucles infinies, les ressacs du néant. Je peux me pencher sur la somme de mes textes et voir un chemin singulier, un chemin qui s'en va toujours vers l'inconnu, un chemin qui me surprend et me surprendra, j'espère, toujours, parce que j'apprends à ne plus lui envisager de destination finale. Ecrire est une des rares activités sur lesquelles j'ai brisé tous mes rêves, à propos de laquelle j'ai su accepter le banal équilibre entre puissance et impuissance. Je ne convoite rien dans l'écriture, je n'ai nul projets, ou plutôt je m'attache à les désapprendre, petit à petit. Alors, c'est comme si un poids m'était ôté, je marche et chaque pas est un univers, chaque espace parcouru est un petit mystère: je ne sais ni vers où je m'en vais, ni quelle est la force qui me meut.

Je n'écris plus par volonté de puissance, mais par curiosité, comme on se laisse aller à flâner, faisant fi des autres affairés, du diktat des objectifs et des projets. Ecrire est une manière de passer le temps, les plus belles choses en ressortent lorsqu'on n'en attend rien.

Regardez les plus grandes oeuvres, celles qui sont le fruit d'une volonté acharnée, des rêves les plus démesurées: certes elles nous fascinent, mais elles ne sont rien d'autre que la matérialisation d'une ignorance apprêtée, chaque grande oeuvre nous fascine par sa distance avec notre propre position, elle nous fascine d'autant plus qu'elle se situe en un pays lointain dont nous ignorons tout. Ou alors, ce qui nous fascine dans l'oeuvre d'autrui c'est l'acharnement qui aura été nécessaire à son accomplissement, c'est la connaissance du chemin à parcourir, la notion des sacrifices et des peines, de la patience et de l'effort minutieux qu'il aura fallu à l'autre pour atteindre ce lieu. Autrement dit nous admirons la folie de celui qui souffre et entretient sa propre souffrance à travers la volonté de puissance, nous lui prêtons la force et l'aveuglement nécessaire pour continuer par notre admiration. Je crois qu'au fond nous adorons jouer aux enfants tout autant que nous aimons que les autres le fassent.

Peut-être tout simplement que l'émerveillement d'autrui est une invitation pour nous à reconnaître notre propre chemin, à en apprécier le tracé. Je ne sais pourquoi j'ai tant de ressentiment envers l'art au sens le plus général. Peut-être que ce que je déteste tant c'est ma propre façon de l'avoir vécu. Non, je sais que je déteste aussi la façon dont les hommes en font briller certains plus que d'autres, accordent un surplus de valeur à untel au prix d'une dévalorisation de tels ou tels autres.

Peut-être que toute activité humaine est une cartographie de nous-même dont les autres peuvent s'emparer pour explorer des zones de leur être où ils ne s'étaient pas encore aventurés?

De toute façon j'écris, en taisant les rêves de gloires et les projets absurdes, j'écris comme un gamin s'amuse avec des figurines, sans objectif extérieur, sans besoin de reconnaissance, sans but autre que celui d'être à travers l'action exécutée. Il sera toujours temps de jeter un regard rétrospectif et d'apprécier alors les errements de notre loisir, l'empreinte de nos pas dans les sables du temps.

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