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lundi 15 janvier 2018

Rien à perdre

Je me réveille et me lève dans le jour naissant avec une bien mauvaise volonté. Un rêve de l'amour perdu m'a hanté, s'est joué sur la scène onirique avec une cruauté plus comique que tragique. Mais tout de même, le rire est jaune au réveil...

À un moment de ce rêve interminable, je me souviens avoir senti non de la jalousie mais de la haine pour la personne qui dans mon imagination m'avait volé l'objet de mon sentiment, l'amoureuse dont on garde farouchement le papier de vote où luit son propre nom. On se possède en amour, du moins dans celui que j'ai connu. On se possède par le corps, de manière absolue, sans compromis, sans alinéa ni codicille. On se possède plus difficilement par l'âme, du moins y a-t-il toujours une partie qui nous échappe, de multiples faces cachées qu'un corps sait mal entretenir.

D'où vient ce sentiment de possession, cette conviction viscérale que l'autre vous appartient et que toute autre affinité élective est une trahison, un vol qui vous prive de la chose la plus précieuse: des yeux qui aiment, qui n'aiment que vous, vous malgré vous... Il m'a fallu changer de monde pour comprendre, j'ai dû analyser de manière rationnelle. En voici le résultat.

Le monde est un état d'objets, de choses, liées entre elles par des relations d'un certain type. Si la foudre tombe sur un arbre de mon verger, dois-je me sentir pour autant dépossédé? La relation qui m'unissait à lui était-elle la possession? Posséder quelque chose, c'est être soi-même un ensemble dont l'objet en question est un élément. Mais ce n'était pourtant nullement le cas: l'arbre appartient à maints ensembles, une indéfinité à vrai dire. Pire, le lien qui le lie à moi est issu d'un concept purement abstrait, d'une représentation mentale qui vaut pour moi en tant qu'elle nous sert collectivement à agir, mais pour l'arbre ma représentation n'a pas lieu d'être. Finalement la foudre a réagencé les relations entre objets, elle a modifié la figure du monde, tout comme le fait le temps, à chaque instant.

Il doit en aller de même avec l'être aimé, il ne vous appartenait pas, et réciproquement. Le monde a juste modifié son système relationnel, vous ne possédez pas le monde, il est le fruit sensible de votre relation à un réel forain. Ce qu'on a insensiblement saccagé, c'est votre petit monde interne, le château de cartes des croyances, des concepts, la rassurante cartographie que l'homme s'acharne à tracer d'un réel qui l'excède indéfiniment. En réalité, c'est vous qui vous êtes dérobé quelque chose: la lucidité, l'incrédulité, le surgissement du réel dans sa radicale étrangeté, inarraisonnable et qui inclut en lui, magnanime, votre petite lucarne sur l'altérité avec une patience infinie.

Je bois mon café, rassuré: je n'ai rien perdu car il n'y a rien à perdre.

samedi 3 juin 2017

La cité interdite (suite)

Oubliez ce que je vous ai dit du réel. Ma description succincte n'en est que l'idée que je m'en fais. Le réel est une femme volage et qu'on ne peut saisir: chacun ne le connait que par la relation qu'il entretient avec lui. Ma relation avec le réel est, comme mon amour, chaotique et polymorphe. C'est qu'il n'est pas très difficile le réel, il s'adapte à la couleur de votre sentiment, il sait qu'on ne peut rien en dire de vrai, qu'il est au bout d'une corde tendue entre lui et vous et que vous n'en percevrez jamais que la corde.

Tout est relation, le monde naît d'une relation: le temps et l'espace sont des modalités de la relation. Le réel est l'absolu qui est au fondement de toute relation, tout comme l'est le je: deux absolus chimériques dont on ne perçoit jamais qu'un souffle qui les unit.

Les plus intelligents d'entre vous auront donc compris que la police de mélancolie-ville ne m'a jamais ramené au réel, et que, bien au contraire, elle m'a poussé à fuir - ou revenir - vers une autre cité que ma relation au réel fait émerger; et que les mots fixent au territoire d'un espace-temps qui permet de lui prêter une certaine continuité, afin que l'on en parle, que je vous décrive un monde où vous n'irez jamais - bien que, très probablement mais qui pourrait l'affirmer avec certitude, vous viviez vous aussi, parfois, au sein d'un similaire.

Moi quand je sors de la mélancolie - ou crois en sortir -, je retrouve les repères d'un quotidien pragmatique où je suis empêtré. C'est à dire que je me perds encore, dans des directions qui s'annulent, dans des possibles en nombre indéfini et qui font tendre l'actuel vers rien. Mais pourtant l'actuel n'est jamais rien sinon il ne serait qu'un possible... À force de trop aimer les mots, voyez comme je mens bien, comme je me fais avaler mes propres couleuvres, finis par vivre dans la carte d'un monde dont on ne sait pas bien quel territoire il est censé décrire. Peut-être celui de mes sentiments hasardeux, de l'incessant bouillonnement d'un conatus qui se projette dans des cercles bien fermés. Pourtant, lorsqu'on est revenu au début, on est ailleurs, car le mouvement du temps fait de cet étrange marche un sillon hélicoïdale où l'impression du retour à l'origine, de l'éternel retour, n'est qu'une illusion de plus produite par le langage.

Ma langue est une manière de ne pas respecter le temps lorsque dans sa course infernale, il me prend tout le souffle dont j'ai besoin pour ne rien faire; ou plutôt pour simplement et gloutonnement ouvrir mon troisième oeil en le retournant sur lui-même qui se regarde. Dans la conscience, on peut être immense d'être fini, c'est l'illusion de l'unité qui se vit comme telle, d'être réellement tout, c'est son privilège empoisonné.

Retournons à cette grève des jours classiques, où chaque seconde gomme la précédente tout en s'en faisant l'écho, au sein de cet instant ouvert sur tout. J'y ai marché longtemps, j'y ai même accompli des actes dont d'autres ont pu sentir les effets, dans une relation qui leur appartient. Pourtant, de tout cela il ne reste aujourd'hui plus rien, seulement moi qui me souviens et déambule hagard dans les faubourgs d'une mélancolie principielle - principielle parce que le don de la mémoire est une condamnation à vire toujours dans le passé. Le passé colore toujours le présent, à tel point que l'homme ne sait, ne peut (?) voir le présent sans se dissoudre et devenir autre - et s'il entreprend un tel voyage, il n'en revient jamais. Même lorsqu'il conçoit le futur, il le fait en re-parcourant une succession d'instants passés, dont la continuité apparente lui confère la hardiesse de projeter au devant de lui - mais lorsqu'il fait cela, il est déjà dans le passé, puisqu'il pense et donc condense de la durée en un instant présent qui n'a de sens que par la rémanence dont il est le nom - un tronçon de mémoire qu'il nomme alors avenir ou futur. Pourtant, lorsque l'homme conçoit le futur, il ne fait que se souvenir de la durée, il se souvient et attend, tourné vers le passé comme vers un miroir.

Tout être temporel se doit aussi d'être éternel car l'un ne serait rien sans l'autre. Alors le réel est cet univers que l'on place au-dehors du temps et de l'espace, qui se confond avec l'éternité et tous les concepts dont on n'a que les mots pour les manipuler, mais dont on ne peut se faire nulle image, c'est à dire que l'on ne peut sentir. Ce que l'homme ne peut sentir n'est rien pour lui, mais le mot nous laisse comme une ombre de ce rien et le promeut immédiatement par son existence au rang de quelque chose que des philosophes prétentieux s'accaparent en se prétendant les seuls initiés de la chose. Folie parfois que cette discipline qui n'est que mots et qui en a oublié de vivre, qui s'est si bien enclavée dans une carte merveilleuse, qu'elle en oublie qu'elle est le fruit pourtant d'un morceau de territoire réel, qui a conçu et dessiné la carte...

Cette grève où j'échoue donc après avoir été exclu de la mélancolie par on ne sait quelle nécessité - peut-être celle de survivre -, est une autre mélancolie, elle est la même cité mais totalement différente car sur un autre rythme, plus resserré, condensant moins de durée en lui et ainsi plus propice à l'action, aux choix, au sentiment d'urgence. J'oublie parfois comment danser sur ces mesures au preste tempo, jusqu'à ce que quelques activités me permettent de m'y accorder pleinement, à en oublier même qu'un autre existe encore, quelque part, comme un niveau d'énergie qui n'attend que mon saut pour y parvenir, le clinamen merveilleux des âmes humaines.

lundi 29 mai 2017

La cité interdite

Ces derniers temps j'ai souvent marché au sein des mêmes rues. J'y regardais avec une attention étrange les enseignes des magasins, devantures et façades, j'y contemplais les craquelures des blocs de ciment sur le trottoir, je suivais la structure d'agencement du sol, des pavés, comme s'il s'agissait d'un livre. J'y mettais la même intensité qu'en ma jeunesse, pas si lointaine, où je plongeais toute mon attention, que dis-je toute ma passion, dans des livres de philosophies abscons, au sein desquels je pensais pouvoir découvrir quelque chose de moi-même, comme un fragment oublié à l'intérieur, emmuré vivant dans l'ignorance crasse des jours.

Ces rues portaient des noms familiers comme rue du combat, route de Richard Stallman, rue Emmanuel Kant, boulevard du Succès qui coupait à angle droit celui de l'Abandon (lui-même parallèle à celui de l'Echec). Et mes pieds, invariablement, de manière surprenante même, me ramenaient toujours à l'avenue de l'Aurore, celle où j'avais tant de souvenirs qui revenaient m'assaillir presque malgré moi; je dis bien presque parce que je ne suis pas dupe, je sais bien qu'au fond c'est une de mes nombreuses voix qui m'avait porté jusqu'ici, m'offrant à ces rafales de vent qui charriaient des parfums de miel, et puis des rires que j'ai trop bien connus, sur lesquels le temps s'acharne à jeter des pelletées de sable silencieux. J'y croise aussi tant d'amis ou de connaissances plus ou moins marquantes... Parfois, je saisis fugacement un profil familier, la nuque d'un homme qui bizarrement possède ma silhouette, pousse le vice jusqu'à avoir la même implantation de cheveux que moi, mais, presque invariablement, le rythme de son pas diffère, c'est une autre musique qui se joue dans cette trajectoire.

Tous ces sillons que je croise et dans lesquels il m'arrive de caler mes propres pas, comme on placerait les roues de son vélo dans une trace existante pour ne plus avoir à imprimer si fort une direction au guidon, comme pour se laisser guider doucement.

Mais cette ville que je traverse de mes contemplations existe-t-elle vraiment? Tous ces fantômes que l'on peut croiser à chaque rue, tous ces visages qui tantôt me font décocher un sourire, tantôt me donnent envie de fuir - ou bien les deux alternativement-, sont-ils réels, sont-ils du monde des hommes, sont-ils de votre monde aussi?

Le soleil est trop aveuglant sur cette avenue de l'Aurore, le vent souffle trop fort, et j'ai parfois l'impression de me dissoudre entièrement dans la traversée vertigineuse de ces photons qui voudraient - mais ne le peuvent - emporter mon être où le temps s'abolit. Je débouche sur une avenue bien connue alors, c'est cette avenue du doute qui, paradoxalement, m'a guidé depuis presque toujours, depuis que l'âme en chantier se bâtit (sans ma permission) dans cette anti-architecture, où les tours sont des puits et les ponts sont des murs. Je crois qu'elle prend son origine place de la Raison, et puis qu'elle continue sans fin, telle un purgatoire, bien qu'elle offre maints embranchements: boulevard de la Folie - dont l'architecture est à couper le souffle parfois, avec ses allures de Van Gogh -, avenue de la Foi - on y trouve de très bonnes boulangeries, des confiseries en pagaille, c'est un endroit rassurant pour les enfants -, avenue de la Science - mais elle a tendance à oublier d'où elle provient -, chemin de la Béatitude - on y croise peu de monde ces derniers temps -, ou bien rue de la Torture - les gens y ont l'air normal, mais on y débouche souvent sur des quartiers mal famés. Et puis, un peu plus loin, et plus discret, suivant presque en parallèle l'avenue du Doute, on trouve le passage de la Déroute, c'est un chemin de traverse interminable, on y voit des gens banals, comme vous et moi, ou peut-être seulement comme moi, qui vont et viennent, qui vivent leur vie voilà tout, tant bien que mal, sisyphes non éternels qui souhaiteraient par moment habiter les quartiers plus à la mode, mais qui n'ont pas les moyens ou le goût de s'offrir ce que leurs boutiques vendent, encore moins de payer le loyer des appartements. C'est là qu'immanquablement je reviens, lorsque les sourires racoleurs des magasins des lieux susmentionnés n'abreuvent plus que mon amertume et ma résignation. C'est là que j'y ai ma tanière, temporaire, comme aiment à le croire tant de déroutés qui flottent là comme un bois encore vert que le torrent des jours charrie, inexorable, comme s'il avait une idée en tête, un projet dont nul au final ne sait rien.

Je ne sais comment s'appelle cette ville et si je l'ai connue. je crois qu'elle porte bien des noms, selon les saisons, selon les intentions du voyageur. Pour moi elle garde presque toujours le même: Mélancolie, et je m'y rend souvent pour des raisons identiques, pour mettre un toit percé sur mon âme abyssale d'où s'écoulent ces mots mineurs qui ne savent pas retranscrire l'épaisseur du sang, et qui sont pourtant ce qui m'en fait office. Mais les gens comme nous ne peuvent y demeurer longtemps car une police implacable veille sur les squatteurs, elle finit par les repérer puis elle les reconduit à la frontière, démunis, dans un monde mouvant où l'on ne peut rien nommer sans mentir, dans une dimension mystérieuse et qui s'indétermine: je veux parler du Réel. Mes incursions éphémères me rejettent là comme l'écume aérienne et brumeuse que la vague du destin dépose sur la grève. J'y sèche sur un tas de sable sur lequel jamais ne s'impriment mes pas, de sorte que je ne sais plus ni d'où je viens, ni dans quelle direction je m'en vais. J'aimerais parfois me noyer dans la Mélancolie, mais je suis du réel bien que je porte en mes poumons l'eau de son royaume, que je vomis par moments mais jamais complètement.

Heureusement, qu'il n'en va pas toujours ainsi, mais tout de même, cela fait beaucoup ces derniers temps...