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lundi 29 mai 2017

La cité interdite

Ces derniers temps j'ai souvent marché au sein des mêmes rues. J'y regardais avec une attention étrange les enseignes des magasins, devantures et façades, j'y contemplais les craquelures des blocs de ciment sur le trottoir, je suivais la structure d'agencement du sol, des pavés, comme s'il s'agissait d'un livre. J'y mettais la même intensité qu'en ma jeunesse, pas si lointaine, où je plongeais toute mon attention, que dis-je toute ma passion, dans des livres de philosophies abscons, au sein desquels je pensais pouvoir découvrir quelque chose de moi-même, comme un fragment oublié à l'intérieur, emmuré vivant dans l'ignorance crasse des jours.

Ces rues portaient des noms familiers comme rue du combat, route de Richard Stallman, rue Emmanuel Kant, boulevard du Succès qui coupait à angle droit celui de l'Abandon (lui-même parallèle à celui de l'Echec). Et mes pieds, invariablement, de manière surprenante même, me ramenaient toujours à l'avenue de l'Aurore, celle où j'avais tant de souvenirs qui revenaient m'assaillir presque malgré moi; je dis bien presque parce que je ne suis pas dupe, je sais bien qu'au fond c'est une de mes nombreuses voix qui m'avait porté jusqu'ici, m'offrant à ces rafales de vent qui charriaient des parfums de miel, et puis des rires que j'ai trop bien connus, sur lesquels le temps s'acharne à jeter des pelletées de sable silencieux. J'y croise aussi tant d'amis ou de connaissances plus ou moins marquantes... Parfois, je saisis fugacement un profil familier, la nuque d'un homme qui bizarrement possède ma silhouette, pousse le vice jusqu'à avoir la même implantation de cheveux que moi, mais, presque invariablement, le rythme de son pas diffère, c'est une autre musique qui se joue dans cette trajectoire.

Tous ces sillons que je croise et dans lesquels il m'arrive de caler mes propres pas, comme on placerait les roues de son vélo dans une trace existante pour ne plus avoir à imprimer si fort une direction au guidon, comme pour se laisser guider doucement.

Mais cette ville que je traverse de mes contemplations existe-t-elle vraiment? Tous ces fantômes que l'on peut croiser à chaque rue, tous ces visages qui tantôt me font décocher un sourire, tantôt me donnent envie de fuir - ou bien les deux alternativement-, sont-ils réels, sont-ils du monde des hommes, sont-ils de votre monde aussi?

Le soleil est trop aveuglant sur cette avenue de l'Aurore, le vent souffle trop fort, et j'ai parfois l'impression de me dissoudre entièrement dans la traversée vertigineuse de ces photons qui voudraient - mais ne le peuvent - emporter mon être où le temps s'abolit. Je débouche sur une avenue bien connue alors, c'est cette avenue du doute qui, paradoxalement, m'a guidé depuis presque toujours, depuis que l'âme en chantier se bâtit (sans ma permission) dans cette anti-architecture, où les tours sont des puits et les ponts sont des murs. Je crois qu'elle prend son origine place de la Raison, et puis qu'elle continue sans fin, telle un purgatoire, bien qu'elle offre maints embranchements: boulevard de la Folie - dont l'architecture est à couper le souffle parfois, avec ses allures de Van Gogh -, avenue de la Foi - on y trouve de très bonnes boulangeries, des confiseries en pagaille, c'est un endroit rassurant pour les enfants -, avenue de la Science - mais elle a tendance à oublier d'où elle provient -, chemin de la Béatitude - on y croise peu de monde ces derniers temps -, ou bien rue de la Torture - les gens y ont l'air normal, mais on y débouche souvent sur des quartiers mal famés. Et puis, un peu plus loin, et plus discret, suivant presque en parallèle l'avenue du Doute, on trouve le passage de la Déroute, c'est un chemin de traverse interminable, on y voit des gens banals, comme vous et moi, ou peut-être seulement comme moi, qui vont et viennent, qui vivent leur vie voilà tout, tant bien que mal, sisyphes non éternels qui souhaiteraient par moment habiter les quartiers plus à la mode, mais qui n'ont pas les moyens ou le goût de s'offrir ce que leurs boutiques vendent, encore moins de payer le loyer des appartements. C'est là qu'immanquablement je reviens, lorsque les sourires racoleurs des magasins des lieux susmentionnés n'abreuvent plus que mon amertume et ma résignation. C'est là que j'y ai ma tanière, temporaire, comme aiment à le croire tant de déroutés qui flottent là comme un bois encore vert que le torrent des jours charrie, inexorable, comme s'il avait une idée en tête, un projet dont nul au final ne sait rien.

Je ne sais comment s'appelle cette ville et si je l'ai connue. je crois qu'elle porte bien des noms, selon les saisons, selon les intentions du voyageur. Pour moi elle garde presque toujours le même: Mélancolie, et je m'y rend souvent pour des raisons identiques, pour mettre un toit percé sur mon âme abyssale d'où s'écoulent ces mots mineurs qui ne savent pas retranscrire l'épaisseur du sang, et qui sont pourtant ce qui m'en fait office. Mais les gens comme nous ne peuvent y demeurer longtemps car une police implacable veille sur les squatteurs, elle finit par les repérer puis elle les reconduit à la frontière, démunis, dans un monde mouvant où l'on ne peut rien nommer sans mentir, dans une dimension mystérieuse et qui s'indétermine: je veux parler du Réel. Mes incursions éphémères me rejettent là comme l'écume aérienne et brumeuse que la vague du destin dépose sur la grève. J'y sèche sur un tas de sable sur lequel jamais ne s'impriment mes pas, de sorte que je ne sais plus ni d'où je viens, ni dans quelle direction je m'en vais. J'aimerais parfois me noyer dans la Mélancolie, mais je suis du réel bien que je porte en mes poumons l'eau de son royaume, que je vomis par moments mais jamais complètement.

Heureusement, qu'il n'en va pas toujours ainsi, mais tout de même, cela fait beaucoup ces derniers temps...