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samedi 3 juin 2017

La cité interdite (suite)

Oubliez ce que je vous ai dit du réel. Ma description succincte n'en est que l'idée que je m'en fais. Le réel est une femme volage et qu'on ne peut saisir: chacun ne le connait que par la relation qu'il entretient avec lui. Ma relation avec le réel est, comme mon amour, chaotique et polymorphe. C'est qu'il n'est pas très difficile le réel, il s'adapte à la couleur de votre sentiment, il sait qu'on ne peut rien en dire de vrai, qu'il est au bout d'une corde tendue entre lui et vous et que vous n'en percevrez jamais que la corde.

Tout est relation, le monde naît d'une relation: le temps et l'espace sont des modalités de la relation. Le réel est l'absolu qui est au fondement de toute relation, tout comme l'est le je: deux absolus chimériques dont on ne perçoit jamais qu'un souffle qui les unit.

Les plus intelligents d'entre vous auront donc compris que la police de mélancolie-ville ne m'a jamais ramené au réel, et que, bien au contraire, elle m'a poussé à fuir - ou revenir - vers une autre cité que ma relation au réel fait émerger; et que les mots fixent au territoire d'un espace-temps qui permet de lui prêter une certaine continuité, afin que l'on en parle, que je vous décrive un monde où vous n'irez jamais - bien que, très probablement mais qui pourrait l'affirmer avec certitude, vous viviez vous aussi, parfois, au sein d'un similaire.

Moi quand je sors de la mélancolie - ou crois en sortir -, je retrouve les repères d'un quotidien pragmatique où je suis empêtré. C'est à dire que je me perds encore, dans des directions qui s'annulent, dans des possibles en nombre indéfini et qui font tendre l'actuel vers rien. Mais pourtant l'actuel n'est jamais rien sinon il ne serait qu'un possible... À force de trop aimer les mots, voyez comme je mens bien, comme je me fais avaler mes propres couleuvres, finis par vivre dans la carte d'un monde dont on ne sait pas bien quel territoire il est censé décrire. Peut-être celui de mes sentiments hasardeux, de l'incessant bouillonnement d'un conatus qui se projette dans des cercles bien fermés. Pourtant, lorsqu'on est revenu au début, on est ailleurs, car le mouvement du temps fait de cet étrange marche un sillon hélicoïdale où l'impression du retour à l'origine, de l'éternel retour, n'est qu'une illusion de plus produite par le langage.

Ma langue est une manière de ne pas respecter le temps lorsque dans sa course infernale, il me prend tout le souffle dont j'ai besoin pour ne rien faire; ou plutôt pour simplement et gloutonnement ouvrir mon troisième oeil en le retournant sur lui-même qui se regarde. Dans la conscience, on peut être immense d'être fini, c'est l'illusion de l'unité qui se vit comme telle, d'être réellement tout, c'est son privilège empoisonné.

Retournons à cette grève des jours classiques, où chaque seconde gomme la précédente tout en s'en faisant l'écho, au sein de cet instant ouvert sur tout. J'y ai marché longtemps, j'y ai même accompli des actes dont d'autres ont pu sentir les effets, dans une relation qui leur appartient. Pourtant, de tout cela il ne reste aujourd'hui plus rien, seulement moi qui me souviens et déambule hagard dans les faubourgs d'une mélancolie principielle - principielle parce que le don de la mémoire est une condamnation à vire toujours dans le passé. Le passé colore toujours le présent, à tel point que l'homme ne sait, ne peut (?) voir le présent sans se dissoudre et devenir autre - et s'il entreprend un tel voyage, il n'en revient jamais. Même lorsqu'il conçoit le futur, il le fait en re-parcourant une succession d'instants passés, dont la continuité apparente lui confère la hardiesse de projeter au devant de lui - mais lorsqu'il fait cela, il est déjà dans le passé, puisqu'il pense et donc condense de la durée en un instant présent qui n'a de sens que par la rémanence dont il est le nom - un tronçon de mémoire qu'il nomme alors avenir ou futur. Pourtant, lorsque l'homme conçoit le futur, il ne fait que se souvenir de la durée, il se souvient et attend, tourné vers le passé comme vers un miroir.

Tout être temporel se doit aussi d'être éternel car l'un ne serait rien sans l'autre. Alors le réel est cet univers que l'on place au-dehors du temps et de l'espace, qui se confond avec l'éternité et tous les concepts dont on n'a que les mots pour les manipuler, mais dont on ne peut se faire nulle image, c'est à dire que l'on ne peut sentir. Ce que l'homme ne peut sentir n'est rien pour lui, mais le mot nous laisse comme une ombre de ce rien et le promeut immédiatement par son existence au rang de quelque chose que des philosophes prétentieux s'accaparent en se prétendant les seuls initiés de la chose. Folie parfois que cette discipline qui n'est que mots et qui en a oublié de vivre, qui s'est si bien enclavée dans une carte merveilleuse, qu'elle en oublie qu'elle est le fruit pourtant d'un morceau de territoire réel, qui a conçu et dessiné la carte...

Cette grève où j'échoue donc après avoir été exclu de la mélancolie par on ne sait quelle nécessité - peut-être celle de survivre -, est une autre mélancolie, elle est la même cité mais totalement différente car sur un autre rythme, plus resserré, condensant moins de durée en lui et ainsi plus propice à l'action, aux choix, au sentiment d'urgence. J'oublie parfois comment danser sur ces mesures au preste tempo, jusqu'à ce que quelques activités me permettent de m'y accorder pleinement, à en oublier même qu'un autre existe encore, quelque part, comme un niveau d'énergie qui n'attend que mon saut pour y parvenir, le clinamen merveilleux des âmes humaines.