samedi 6 janvier 2018

L'énergie noire

Je repense très souvent aux morts qui me sont chers - qui le sont parce que l'on s'est connus, véritablement, par une sorte d'abouchement des deux âmes - et je ressens alors divers sentiments. D'abord c'est la tristesse qui m'étreint et se répand de haut en bas dans mon corps, comme si quelque chose en moi fondait littéralement. Ensuite une très courte phase de perplexité cède la place à la révolte, contre ce destin odieux imposé à l'homme. C'est alors aussi contre ma propre fin que je m'insurge, mais cet instinct viscéral est rapidement vaincu par un bref examen rationnel de la situation: ma mort n'est rien, elle est peut-être la promesse qu'un jour toute souffrance s'apaisera, elle est le point final qui donne à toute la phrase d'un vécu son ou ses sens. Mais pour les autres, à jamais je m'insurge. Ils n'auraient pas dû partir, ils ne devaient pas mourir. Je ressens comme une sorte d'indécence ou abomination à être le témoin de la finitude des autres, à continuer mon chemin dans l'attente de l'abrupte chute... J'ai aimé ces gens, je suis ces gens, en partie. Et ils sont partis... Combien de membres fantômes abrité-je en moi...?

Le plus atroce c'est de voir ceux que vous aimez approcher dangereusement de la date limite. D'assister à cela et de deviner l'immense panique qui les saisit au-dedans et qu'une pudeur - injustement inculquée par le refoulement qu'impose la société à la mort - les retient de trop exprimer. Mais ce genre d'émotions perce tout de même la surface, par de brefs indices: parole que l'on lance l'air de rien mais qui n'est rien moins qu'une main tremblante et tendue hors des flots, regard qui se perd dans le vertige des abysses...

Depuis bien longtemps je me suis préparé à la mort, je suis désormais face à elle de l'acier trempé. Elle est mon allié, elle m'a désaisi de tout et surtout de la peur. Mais c'est au prix d'un travail immense que je serais bien injuste de demander aux autres. Il est, en l'état actuel - c'est à dire dans cet état général de si faible introspection dans la population - inique d'attendre des autres qu'ils aient suivi ce chemin là. C'est pourquoi je suis révolté de voir l'indifférence du destin à s'exécuter sur des âmes chères et démunies... J'aimerais donner ma vie pour que cessent leurs peurs.

Et pourtant, il est fort à parier que je demeure là, quand elles disparaîtront; lucide, comme toujours, avec ce troisième oeil ouvert sur l'abîme et qui voudrait ne plus jamais voir la souffrance d'êtres qui n'y sont pas préparés. La souffrance est mon carburant, mais chez combien de mes semblables est-ce le cas...

Je n'ai pas la force ni la vocation d'enseigner aux autres à connaître la souffrance. Alors je souffre pour eux, inutilement, d'une douleur qui disparaîtra totalement lorsque je serai seul, sans plus un lien d'amour actuel autour de moi. Puis j'écris ce journal et tous ces poèmes qui chantent à son honneur, qui l'apprêtent, la rendent désirable, la découpent en petits fragments supportables, la dépeignent dans ses contours insoupçonnés. J'espère qu'un jour, j'aurai participé à faire en sorte que les hommes apprennent à aimer la souffrance non comme une présence étrangère et mortifère, mais comme une part d'eux-même, vibrante d'une énergie sans limite.

Aucun commentaire: