vendredi 9 janvier 2015

Quand je serai parti

Aussi tranquille que la nuit qui l'enveloppe, les yeux fermés dans une contemplation intérieure le rapace demeure endormi. Je porte en moi les cicatrices sur mon coeur de serres acérées, comme de longs sillons de malheur qui rappellent à toute heure l'absence de tout bonheur durable.

L'oiseau est là, sur quelque branche ignorée de la volupté nocturne. Je marche dans la sombre forêt aux nuits quasi éternelles qui semblent dominer de leur durée l'éphémère nitescence des matinées dorées. J'emprunte tous les chemins, je suis perdu, la peur tapie dans chaque silence que mon coeur laisse sourdre jusqu'aux étoiles. Je ne sais si j'avance ou si je tourne en rond, j'erre en suspens, appartenant aux limbes d'une attente effrénée, je marche sans vouloir aller nulle part, mon voyage est maudit par un regard plus profond que la nuit qui m'attend quelque part, dans quelque instant de mon futur omniprésent.

Ne voyant rien venir, je prends courage et m'avance par delà les clairières illunées, le pas léger prenant son rythme sur le glissement imperceptible du présent. La seconde immédiate remplit tout l'espace de ma vie, il me semble alors que la nuit n'est qu'un prélude à des torrents d'aurores dont la vigoureuse clarté viendrait tirer de mon coeur l'énergie qui repose. Peut-être pourrais-je risquer un projet, me dis-je voyant passer dans le ciel des pluies d'étoiles filantes au milieu d'astres fixes. Et je pense au jour qui semble être déjà là, impliqué dans son contraire.

Au milieu de la sombre forêt une branche a craquée. Le ciel se fait plus lourd et la clarté stellaire de rieuse et futile se fait sombre et nécessaire. Sur une branche, celés dans la frondaison, deux trous noirs se sont formés qui ont pris toute joie et l'ont avalée. La branche sur laquelle est perché l'animal semble un fragile cou offert à la puissance de ses interminables serres. Chacune de leur pointe est aussi effilée que la faux bien aiguisée de la moissonneuse des jours. Tant ont depuis été emportés.

Et voilà que mon coeur s'affole et veut m'abandonner, il se souvient dans sa mémoire de chair du son de certains envols qui l'emmenaient par delà les nuages pour le jeter au sol. Ma conscience s'insurge, aimerait continuer à baguenauder innocente jusqu'au bout de la nuit, mais une certaine forme de causalité physiologique s'impose à elle de sa nécessité implacable. Les jambes sont des enclumes qui souhaitent reposer immobiles et emprunter au règne minéral cet état figé si contraire à la vie. Respirer? Mais à quoi bon s'insurgent les poumons, et ce diaphragme immense qui se rétrécit jusqu'à rien.

Tandis que mon corps vieilli lutte contre un certain engluement de toute sa volonté motrice et tandis que les dernières braises de ma joie rejaillie s'éteignent subitement, je l'entends, ange de la mort, collectionneur d'espoir. J'entends le frottement de mon linceul dans le déploiement de ces immenses ailes qui s'ouvrent pour me prendre. C'est le son du destin qui s'élance à ma rencontre, fatigué de ma maladresse et du peu de résistance que ma vie oppose au renoncement. L'animal s'envole et toute ma voie lactée n'est plus remplie que du son de l'air déchiré par ce plomb vorace. J'aimerais courir mais ne le peut, je vis dans la réalité ce rêve maintes fois visité qui voit le pas du dormeur empêché par on ne sait quelle entorse aux lois habituelles de la gravitation. De toute façon où aller, quel refuge pour le résigné qui préfère abandonner ses dernières secondes à la mort plutôt que les vivre ignorant?

Et la forêt ne se fait silencieuse que pour moi, chaque autre être vivant continue sa route serein, le jeu de la vie poursuit sa représentation, partout on vit et meurt dans un brouhaha général. Tandis qu'il n'y a pour moi plus d'autre symphonie qu'un hurlement aphone. Je ferme les yeux, je me réintègre jusqu'à l'origine, je tais le rythme du coeur qui rend un dernier hommage à la vie par une ultime accélération, ultime sprint, finale transcendance. Tout se fond dans l'unité du néant, sans signe, sans témoignage de mes sens, je pars de mon propre chef, je n'aurais même pas vu l'ombre se jeter sur moi.

Mes ailes se collent à mes flancs, mes poings immenses se referment, ils semblent d'interminables griffes qui blessent mes poignets. J'ai clos mes paupières sur l'insondable infinité de mon regard et c'est toute la nuit que je replie sur moi. Il y aura des aurores et des zéniths encore. Il y aura tellement de soleil et de joie quand je serai parti.

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