samedi 24 janvier 2015

Les petits dieux

J'aimerais que l'on m'enlève les mots, cet argile de mes pensées, afin que plus personne, et surtout moi-même, n'ait plus à affronter ces durs golems de mes idées. Quel sorte de démiurge affreux suis-je donc, sans cesse pétrissant entre ses mains la pâte indifférenciée du langage, petits tas que je pose dans un ordre harmonique pour produire l'illusion du vivant. Mais ces textes qui résonnent pourtant de l'écho de mon âme totipotente, ne sont que les pâles créatures de leur dieu, ombre d'une impression originaire qui demeure à distance.

Je fais le monde que j'habite, petit tyran velléitaire qui ne daigne poser le pied que sur les dalles qu'il a lui-même façonnées. Partout où je regarde ce ne sont que les mêmes paysages peints à partir de cette palette innée et transcendantale à laquelle je tente pourtant d'échapper. Le goût des choses ici n'est qu'une déclinaison de mes tonalités propres, chaque musique un extrait prélevé sur le rythme de mon coeur. Même l'Autre que j'aime si fort n'est qu'une projection des qualités que je ne sais voir en moi et qui sont pourtant présentes malgré tout, puisque je les connais, puisque je les jette devant en les plaquant sur les choses inertes à qui j'insuffle la vie.

Je suis le souffle exténué de ce monde, partout cherchant une autre aspiration que la sienne, une aspiration propre à la maintenir et qui pourrait soutenir aussi bien un univers forain que le mien trop familier. Par quelle raisonnement schizophrénique me prends-je à croire qu'une quelconque altérité réelle me résiste et s'oppose à mes volontés? Je crois que ce qui s'oppose à moi n'est rien d'autre qu'une partie immergée de moi-même, l'anti-matière de mon âme qui maintient l'équilibre nécessaire au déséquilibre qu'est l'existence. L'avènement entropique ce sera lorsque je ne m'opposerai plus à moi-même et que véritablement je réaliserai l'absolutisation de mon ego, hubris délétère qui viendra terminer un cycle d'univers avant le grand rebond qui verra renaître l'éternelle dualité des forces.

En attendant, j'annexe les mots comme une simple dépendance de mes rêves, argile indéterminée qui porte encore le nom d'argile pour bien marquer la différenciation entre cette matière et moi-même. C'est que les mots me résistent encore et me renvoient le reflet de ma multiplicité. Viendra un jour, peut-être, où je n'appellerai plus cet argile "argile", viendra un jour malheureux où toute chose portera mon nom silencieux, et le monde alors reposera en attente, dans la froide éternité de ma réalisation totalitaire. Mais alors, j'en ai l'intime conviction, quelque chose au fond du fond de mon propre fondement, quelque chose dans l'envers de toutes sources bruissera encore, frayant son chemin étroit vers la surface du monde, sur la scène étrange des phénomènes, où se manifeste et jaillit comme figé le miracle maudit de l'existence. Quelque chose d'autre demeure à la source du même: non-principe de tout principe et qui tel un souffle assure par son balancement, par l'espace qu'il creuse dans l'absolue négation de l'absolue affirmation, l'existence cadencée des choses, le mouvement et la lumière qui parcoure le vide pour que surgisse à chaque instant le mystère infini de l'être.

Tout cela passera et je devrai donc renaître comme si, finalement, je n'étais jamais mort. La vie n'a pas de fin, elle est une série de rebonds qui s'effectuent. Un dieu peut-il mourir? Un dieu a-t-il le droit de mourir? Et je me prends à rêver de n'être que le personnage écrit d'un autre Auteur, créature dont la chair n'est que l'image d'une pensée. Et si cela était aurais-je alors le droit d'un jour me reposer?

2 commentaires:

Démocrite a dit…

Ce texte vibre fort de cet écart irréductible qui sépare l'auteur de lui-même, qui met à distance l'existence réfléchie du sujet de ce vivre singulier qui l'anime.

J'y vois la féconde "déroute" d'une pensée qui, tout en se tenant à l'ombre d'elle-même, se vivifie dans son effort.
""La parole est l'ombre de l'acte" selon Démocrite d'Abdère. Dans certains cas, comme ici, dans votre texte, la parole devient performative.
Amicalement

L'âme en chantier a dit…

Ce texte doit beaucoup à l'inspiration inépuisable que constitue pour moi Pessoa (et notamment son livre de l'intranquillité que j'ai découvert il y a peu et qui me renvoie l'original sublime dont mon blog est une pâle copie). La prose de Pessoa est absolument performative puisqu'il vit à l'intérieur de ce monde imaginaire plus qu'il ne vit dans le monde "réel".

D'ailleurs il parle même de rêver en vers ce qui illustre à merveille votre propos.