mardi 9 avril 2013

Regarder vivre les autres

J'ai toujours aimé regarder vivre les autres , je me poste à la fenêtre la nuit tombée, j'observe les fenêtres éclairées comme autant d'univers possibles, avec de vraies personnes à l'intérieur, avec de vraies vies qui ne sont pas rêvées comme la mienne, mais vécues pour de bon. C'est tellement plus facile de se pencher sur le sillon des autres, en spectateur, en amateur, en amoureux averti. La lumière de vos pièces, se réfléchit jusqu'à mes yeux indiscrets, me permet de sortir de moi même, au moins partiellement. Je regarde ma jambe contre le radiateur en dessous de la fenêtre, elle me semble appartenir à un autre, tel un objet étranger; j'ai besoin de la toucher, de la frapper pour me sentir. Quelque chose me parvient, mais je ne saurais dire s'il s'agit bien de moi. J'ai toujours aimé les coups, la souffrance, pour me rappeler au moins que je suis en vie. Je n'ai jamais été autant en moi que lorsque je boxais. La possibilité de l'acte se confondant avec son actualité. Il n'y a pas de projection dans le combat, ou si peu, une projection d'un instant, un déchirement de l'être qui précède la plénitude du geste réellement esquissé. Boum! Le coup part, il s'agit de nous-même, de la pointe du pied jusqu'au centre de l'esprit. Redoutable machine que l'être humain en action, tout de muscles, de nerfs et de volonté affirmée. Je comprends les luttes, la violence des uns contre les autres, elle nous fait tellement exister. Parfois, je me surprend à regretter les moments de douleur, où l'on pose le genoux à terre, où l'on hésite à se lamenter sur son sort, à se penser, à se représenter sa propre souffrance pour en faire plus que ce qu'elle n'est. Une fraction de seconde seulement, puis on se met debout dans les hurlements intérieurs, la rage nous relie à nous-même, nous réintègre de force, on EST! De toute sa puissance... Je me souviens avec délectation, comme j'ai pu être destructeur, vicieux, à l'appel du sang, guidé par un instinct artificiel, façonné par des heures d'entraînement, de conditionnement. Le corps, instrument de perfection, fondu dans l'esprit, obéissant à la volonté dans un battement de cil, mieux, dans un éclat de l'être, il est déjà trop tard, le coup est parti, plus le temps d'y penser.

Suis-je capable de me posséder? Puis-je guider seul cette énergie? Le corps n'a que faire d'une volonté qui ne s'ajuste pas à lui.

Je regarde la fenêtre mais je ne me sens pas. Je suis ailleurs, dans les chambres éclairées, en train de peindre un monde empli de vies par procuration que je revêt comme un costume, le temps d'un viol, le temps d'une course à travers l'être. Je vibre mais ne me sens pas. Je m'éparpille sans cesse loin de moi. Je crois en tout sauf en moi-même, je suis mon propre apostat. Je regarde le ciel qui est, à quelques heures d'ici, le même que tu contemples peut-être, et je veux croire en toi. Si je dois choisir une croyance dans cette vie c'est toi. Je crois que tu es belle, je crois que tu es bonne, je crois que tu es douce, gracieuse, pleine d'égard, pleine de vie bien dosée, répartie harmonieusement à travers le corps que tu épouses. Tu portes ton âme dans chacun de tes membres. Je veux croire en toi, ne plus voir que ta vie, en devenir le spectateur, même en imagination, je me contente de l'imagination, elle est chez moi ce qu'il y a de plus beau. Le monde dans lequel tu aimerais vivre, je le bâtis en moi, virtuellement, avec mes zéros et mes uns, mes oui et mes non, tous mes ponts oniriques. Je n'ai plus rien où m'incarner. J'ai quelque difficulté à admettre que je m'incarnais si bien en machine à détruire. J'ai retrouvé ma rapidité d'antan, je la fais exploser quand bon me semble, je me souviens comment jeter une pluie de coups dans un instant brutal pour partir hors d'atteinte, et revenir plus fort, saper les fondations, faire tomber l'autre comme un arbre trop creux; je n'étais bon qu'à aspirer la vie. Je me rappelle la douleur comme un souvenir lointain, se répercutant d'un bout à l'autre de ma carcasse, enracinant mon âme dans chacune de mes cellules. Plus de pensée, plus de jeu, plus de masques, de déchirements et d'attentes, juste l'action désintégrante, le blietz de la violence.

Mais dehors tout est calme, tout semble rester en soi pour le mieux, chaque chose se satisfait de sa superficie. Je suis le seul à troubler la surface de cette nuit de mes vibrations en colère, de ma frustration que je peins si vaste et qui, finalement, s'enfuit de moi sans vagues, comme l'air d'une baudruche. On appelle cela l'entropie. Mon système clos sur lui-même est percé, mon énergie s'enfuit pour s'homogénéiser dans le reste de l'univers; je me dégonfle, je fais du bruit en moi-même, mais je ne gêne personne. Une pensée me fait sourire: je me suis figuré telle une comète trop statique, passant dans le ciel avec la lenteur des pachydermes, puis, d'un coup, s'élançant à une vitesse ahurissante pour une seconde seulement, avant de reprendre son rythme laborieux. C'est cela mon existence, tantôt fulgurante, tantôt annulée, bien trop souvent annulée.

Et vous? À quoi peut bien ressembler votre vie? Est-elle assortie à la tonalité chaleureuse de votre salon, à la teinte orangée de votre lumière? Et que voyez-vous de ma présence? Elle est filtrée par les rideaux de mon salon, que je n'ai pas choisis. Je n'ai rien choisi chez moi, je choisis de ne jamais rien choisir car je me sais incapable d'assumer un quelconque choix. Il y a même une femme que j'aime et que je n'ai pas su choisir. D'autres choisiront pour moi, et si personne ne le fait, je m'éteindrais doucement, sans un bruit, dans le hurlement de ma volonté brisée. Ecrire est une lâcheté de plus à laquelle je consens pour me donner consistance. En attendant, d'autres choisissent, et prennent pour destination mon ange aux cheveux sinueux. La nuit s'évanouit, elle disparaît dans la clarté, peut-être en a-t-elle assez, elle aussi, que je la dévisage. Le monde n'aime pas les voyageurs clandestins, qui embarquent sans payer, qui n'ont pas de fonction, qui vivent en parasites. Même la nuit veux divorcer de moi, comment pourrais-je t'en vouloir... Vous êtes tous fermes et décidés, et j'ai beau dire que je n'aime pas ça, au fond ce sont bien vos choix qui me maintiennent en vie. J'ai un voisin fou qui marche sous ma fenêtre, qui marche sous nos vies, mais peut-être que je marche bien plus bas encore. Lui va encore vers les autres, et passe le nez sous le voile de sa tristesse. Je me plains de ne pas avoir de quoi vivre mais qu'en ferais-je au final? Le monde est rempli de spectacles que personne ne veut voir. J'existe, peut-être, quelque part, derrière un rideau de vie, dans un envers du décor, d'une existence à rebours. Je suis né quelque chose et je deviens néant.

Mais je veux croire en toi, en la beauté, en tes mains et leur ligne de vie. Je veux me souvenir de toi à chaque instant, pouvoir me réfugier dans tes souvenirs, dans tes froissements de tissus, dans tes baisers, dans tes effluves de douceur, dans tes yeux si profonds, tes yeux qui sont pareils à mille nuits superposées. Je ne demande rien de plus, qu'un rêve auquel m'accrocher, un îlot d'assurance dans l'océan du doute infini. Je veux penser à toi et me transporter dans ta maison, dans tes habits, dans tes draps, dans ton désordre féminin et ses mystères qui n'en sont pas. Je te demande asile, au moins pour mon esprit, lui qu'aucune porte ne saurait empêcher d'entrer. Je veux être le fantôme qui hantera tes jours et tes nuits, pendu à ton sourire, pendu à tes songes; tapi dans l'ombre d'un amour que tu rappelle à toi juste pour être sûre qu'il est bien mort enfin.

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