mardi 12 avril 2011

L'intelligence

Le foisonnement des définitions subjectives de l'intelligence était trop intolérable à la science pour qu'elle ne décide pas d'établir son acception du terme, acception devant forcément faire office de vérité universelle. Puisque la science est aussi dépourvue de capacité d'analyse qu'un télescope, il ne fallait pas s'attendre à un bouleversement de l'interprétation de cette notion à travers la recherche audacieuse d'un sens demeurant jusqu'à présent muet. La science accoucha encore une fois d'une unité de mesure: le quotient intellectuel. Sorte d'échelle pour mesurer les performances du cerveau humain sur un plan purement fonctionnel et quantitatif, sur un plan dépourvu d'imagination et de toutes les qualités faisant de l'être humain une 'machine' plus merveilleuse que tous les super-calculateurs du monde entier.

L'humain, ne perdant aucune occasion de se mépriser, tentant de s'affranchir de tout ce qui le définit et constitue son originalité, se mit à vouloir observer le monde par l'oeil sans conscience de la science. Faisant fi du sens, jugé trop arbitraire, il décide ainsi de se perdre dans la description sans cesse plus précise du monde phénoménal, accumulant des données sans jamais être capable de leur donner un sens à travers la synthèse et l'interprétation. Le sens? à quoi bon, trop risqué! S'écrit-il. Pas assez fiable. Si la fiabilité signifie l'observation d'un monde devenant sans cesse étranger puisque jamais apprivoisé par l'interprétation, notre méthode d'investigation s'avère effectivement très efficace. L'humain est plus que jamais perdu, lâché au milieu d'un univers qu'il n'ose plus comprendre, craignant bien trop d'user de sa liberté à travers le choix et le sens. Patiemment il observe, voyant s'ouvrir à lui les multiples chemins de l'interprétation métaphysique, mais préférant tourner en rond, tournant la tête en tout sens sans jamais mettre un pied devant l'autre...

Au risque de me mouiller un peu trop, d'être à côté du sujet ou de me contredire ultérieurement, c'est une interprétation très personnelle de l'intelligence que je m'efforcerai de fournir ici. Je choisis délibérément la subjectivité d'une définition de l'intelligence qui la subordonne à une direction voulue. Il me semble que ce concept abstrait qui se nourrit de l'identité, est inextricablement attaché à la conscience et donc à la subjectivité des individus possédant cette qualité. Qui est intelligent pour l'un ne l'est pas obligatoirement pour l'autre, loin s'en faut. C'est précisément en cela que le concept d'intelligence s'érige en utopie, il est un idéal propre à chacun bien que ses traits caractéristiques puissent être, dans une plus ou moins large mesure, partagés.

C'est donc ici mon idéal que j'expose, en tout cas celui qui fait sens en moi.

Le royaume des représentations: siège de l'intelligence

Nous l'avons vu en parlant des sentiments: l'homme est un être qui réside dans la plus pur virtualité de représentations mentales subjectives qu'il s'est construit (et se construira tout du long de sa vie) par l'acquisition du langage, de l'éducation, de son expérience personnelle. Ceci peut s'expliquer assez simplement par le fait que l'être humain ne possède aucun moyen conscient d'appréhender la réalité brute. En effet, tout ce qui lui parvient est le fruit d'une analyse, d'une interprétation de la conscience. Il est intéressant de détailler le processus d'appréhension de la réalité par l'humain.

L'homme perçoit le monde phénoménal par l'intermédiaire de ses organes sensoriels. Ces organes reçoivent les stimulii du monde physique pour les envoyer au cerveau qui, par l'intermédiaire de la conscience, va les interpréter en les intégrant dans l'univers des représentations mentales.

À aucun moment il n'est donné à l'homme de connaître la "chose en soi" puisque l'acte même de cognition suppose une conscience (qui ne saurait exister sans son alter ego: l'inconscient). Afin d'expérimenter une réalité physique sans intermédiaire, l'homme ne possède que son corps. Cependant, même ici, il lui faut taire la conscience afin de pouvoir vivre dans une sorte d'instantanéité figée, muant l'écoulement du temps dans une éternité d'où est forcément exclue tout témoignage de la conscience basée essentiellement sur le souvenir. Il doit donc perdre temporairement son identité s'il veut être. Etant passablement admis le fait que nous ne sommes vraiment nous-mêmes qu'en phase consciente, nous n'avons pas accès à la véritable nature d'un monde que l'on est voué à sans cesse interpréter pour en combler les vides. De toute façon, la conscience et donc l'intelligence en sont à jamais bannies...

L'intelligence commence donc là, dans l'ébullition de la conscience. Mais si l'on peut assimiler la conscience au royaume des représentations lui-même, l'intelligence serait plutôt l'architecte qui prélude à toute construction psychologique. Elle correspond donc avant tout à un chef d'orchestre, à une manière particulière d'intégrer les données du monde pour en créer des représentations, à la façon de les agencer mais surtout de les relier entre elles dans une unité fondamentale qui s'apparente au sens.

Ce que l'homme appelle le sens, c'est cette faculté de mettre en relation ses représentations dans une apparente union. En cela, je reprendrais la thèse de Piaget selon laquelle l'intelligence est la réunion de moyens (les stimulii extérieurs transformés en représentations) en vue d'accéder à une fin (le sens qui est la forme que l'on va donner à nos représentations).

Cette fonction de lien discursif, la capacité d'accoucher du sens à partir de données de départ est sous-tendue par le raisonnement et plus précisément par la logique.

Un pont nommé logique


Si l'on accepte le fait que l'apport de sens est une fonction fondamentale de l'intelligence alors la logique s'érige en pierre angulaire de cette dernière. La logique est précisément la réunion de moyens pour accéder à une fin (comme dit précédemment). En effet, pour raisonner, l'esprit a besoin de plusieurs pré-requis:

    • D'abord la présence d'un horizon ou d'un cadre de la pensée, propre à contenir le raisonnement et à le fixer sur des bases suffisamment solides pour ne pas qu'il s'effrite. Etonnamment donc, pour que l'intelligence puisse oeuvrer sans limites, il lui faut des bornes. Ce paradoxe apparent, ne l'est en fait pas du tout et l'on peut se référer au langage pour s'en rendre compte. Les possibilités d'expression de ce dernier sont infinies et pourtant, il s'appuie sur un nombre bien fini d'unités, ordonnées selon des règles sémantiques relativement fixes que l'on nomme code. Ce code est indispensable à l'expression. Il en va exactement de même pour le raisonnement qui outre le fait de se baser sur le langage pour opérer, nécessite la définition d'un cadre strict qui soit partagé par tous: récepteurs comme émetteurs. Prenons un exemple simple: parlerons-nous de la même manière s'il nous faut analyser le principe de causalité en sciences humaines ou en sciences physiques? Nous devons auparavant poser un certain nombre d'axiomes, délimiter un terrain de jeu. Il est par exemple impossible pour l'homme d'élaborer une logique ou un raisonnement s'il se place dans un absolu. Aucune pensée, ni aucune représentation ne saurait exister (chez l'homme) lorsqu'on veut se placer dans l'absolu. Il est le lieu de l'abolition, de la dissolution de toute identité et donc le domaine exclusif de l'être.
    • En outre, la logique requiert un véhicule matérialisé pour nous en langage. Toute logique est forcément discursive et tout raisonnement ne peut exister que par les mots. Ils sont là encore l'encre qui imprime les pensées, leur permet d'exister dans le temps et ainsi de créer la possibilité d'un retour en arrière, d'une boucle réflexive. Le langage est bel et bien le terreau de la conscience.
    • On l'a vu précédemment, des données sont nécessaires puisqu'on ne traite pas le néant. L'esprit les trouve dans ses représentations, à travers le souvenir des stimulii cristallisés.
    • Le temps est nécessaire à toute logique car le raisonnement s'inscrit naturellement dans celui-ci. On ne dessine absolument rien avec un crayon dont l'encre s'effacerait presque instantanément. La mémoire est le fondement même du raisonnement puisqu'il est ce qui permet aux données d'exister, le temps est le mode d'existence de toute donnée.
Tout est maintenant prêt à accueillir la si mystérieuse logique, mystérieuse en cela qu'elle possède un caractère universel qui la rend troublante à plusieurs égards. Qu'est-ce qui peut justifier le fait que les hommes à travers les âges et l'espace, reconnaissent implicitement l'existence d'une logique universelle, indiscutable? C'est de manière très intuitive que l'on s'exclame: "ça semble logique!". Et pourtant, d'où peut bien provenir cette intuition? Je ne m'avancerais pas sur ce terrain mais je me permettrais seulement d'ériger une hypothèse. Peut-être toutes les langues humaines partagent effectivement une sorte de structure commune, comme s'en réclame Chomsky, et que cette structure, ce méta-langage prête à l'homme ses caractéristiques discursives d'assemblages d'unités logiques, de production de schèmes porteurs de sens.

Toujours est-il que la logique est primordiale à l'intelligence, elle est le ciment qui relie les représentations entre elles, elle est le stylo reliant des points séparés et qui dessine lentement une figure. La logique crée des chemins d'un point à un autre, va organiser les représentations, effectuer une taxinomie, faire des parallèles et élaborer des règles générales. Elle est pure capacité d'abstraction basée sur les rapports de causalité qui permettent de dégager des règles, d'anticiper, de créer des données qui n'ont pas encore été rencontrées dans le monde réel. Plus qu'un pont jeté entre les représentations, elle agit comme un mariage entre celles-ci, mariage qui a tout loisir de mener à l'enfantement. La logique crée donc à partir de l'existant de nouvelles représentations dont l'apparition est expliquée, mémorisée par un rapport de causalité qu'emprunte le raisonnement. On peut la comparer à la force vitale des êtres vivants.

Changement de paradigme: l'abstraction de la conscience


Il existe des degrés de conscience que l'homme va traverser au cours de sa vie. Certains sont induits naturellement, d'autres peuvent l'être de manière artificielle (c'est le cas des drogues par exemple). Cepedant, plus la conscience a la capacité de modifier son propre état, c'est à dire de s'amplifier en prenant de la hauteur, s'extrayant toujours plus d'elle même, ou bien de s'atténuer, laissant à l'action la part belle, plus l'intelligence s'en trouvera lubrifiée et augmentée. Cependant, c'est la capacité d'abstraction de la conscience qui va déterminer le degré d'intelligence, en effet, plus la conscience peut nous élever au-dessus des choses, au-delà d'elle même, plus elle génère de chemins logiques à travers de nouvelles perspectives. On l'a vu, l'intelligence est fortement lié à la faculté d'esprit critique induit par la possibilité d'observer d'une perspective toujours plus neuve et surtout toujours plus lointaine afin d'extraire les schèmes fondamentaux de toute chose. Il est bien plus simple de cartographier la Terre d'un satellite plutôt que d'un avion, le summum restant de combiner ces deux voies d'observation.

La conscience apporte la lucidité, elle ouvre l'esprit à l'assimilation d'informations et à leur traitement. C'est par là même qu'elle s'avère propitiatoire à l'intelligence, en la rendant alerte, en éveil et en la nourrissant de fraîches représentations. On ne connait jamais mieux une chose que lorsque l'on sait multiplier les chemins qui y mènent. La conscience, agissant telle une fenêtre sur le monde, crée la distance nécessaire à l'observation. Elle permet à l'information d'opérer cette boucle précieuse de l'information entre l'observé et l'observateur. Mieux, elle nous donne la possibilité d'observer le mécanisme d'observation afin de s'en détacher, d'en débusquer les forces et faiblesses et d'en renouveler les angles d'interrogation. En bref, elle nous éloigne sans cesse du territoire pour mieux en élaborer la carte (pour reprendre et paraphraser Korzybski).

On peut effectivement dire que la conscience agit comme un miroir nous laissant observer aussi bien notre propre personne que ce qui entre dans notre champ de vision. Elle nous donne à voir l'envers des choses, elle est une voie détournée vers elles. La conscience est le détachement de l'expérience concrète, cédant la place à cette inquisition de l'esprit qui se refuse à être acteur pour devenir spectateur dans une sorte d'homothétie qui l'ôte de l'éternité de l'instant. La conscience est le témoin de l'individualité embarquée sur le navire du temps et qui la dérobe à l'expérience directe de l'être. Par elle, on vit donc le temps comme une succession d'états figé mais dont la rapidité d'enchaînement nous donne l'illusion d'une continuité. C'est dans cette course qui nous extrait à chaque fois d'un état présent sans cesse défunt, que l'on peut s'observer à travers la mémoire et par là même devenir conscient de sa propre durée (qui est je le rappelle le témoin de l'existence). La conscience est ce précieux don (qui peut aussi pour certains être le plus lourd fardeau) qui fait de nous, êtres humains, des entités perpétuellement confrontées à cet écho du passé les privant de l'instant présent, figeant ainsi le monde comme une rangées de diapositives que nous viendrions projeter. Nous regardons le souvenir des choses qui persiste, et plus nous augmentons cette mémoire, plus nous parcourons ces ruines, plus nous élaborons les règles d'un monde dont l'éternité nous échappe à travers la reconstruction subjective de représentations qui voudraient fixer une fois pour toute ce présent interdit.

La créativité: liberté, chaos et une dose de folie



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