jeudi 15 octobre 2015

Les choses sont des comètes

Dans le cours de ma vie, il m'a semblé amasser quelques vérités qu'une inférence à partir d'expériences forcément limitées a contribué à polir. J'ai bien souvent entendu d'aucuns mettre en garde contre la tentation d'infini, appelant cette croyance une démesure. Aujourd'hui, je diminue fortement la valeur de ces propos - qu'il me semble avoir tenus moi aussi.

Dire qu'il n'y a pas d'infini, c'est vraisemblablement outrepasser les bornes de l'expérience humaine. Qui peut dire qu'une chose est finie? La vie elle-même est-elle finie? Une chose s'achève, et c'est en fait une forme de cette chose qui s'éteint, la chose continuant son existence à travers la rupture graduée de la métamorphose. Toute fin est un commencement, et l'un et l'autre sont des concepts relatifs à un point de vue contextualisé - toute cette phrase est un pléonasme. Une chose est finie ou infinie selon la manière de l'observer, selon l'instantané que nous faisons d'un monde dynamique et fluent - afin de calculer toujours, des valeurs inventées. Dans la transformation générale des choses, nul calcul ne peut s'opérer. Il faut pour cela l'invention de la quantité, or nulle expérience n'offre de réelle rencontre avec la quantité.

Un grain de sable est-il semblable à un autre? Prenons l'exemple purement quantitatif de son poids: peut-on trouver deux grains possédant réellement le même poids? À une certaine échelle, certainement, mais si l'on change de référent, par exemple en s'acheminant vers l'infiniment petit, on découvrira probablement qu'aucun grain de sable n'est semblable à un autre, et qu'il existe toujours une échelle où des différences surgissent, même en terme de poids.

Y a-t-il deux choses identiques (qui permettraient d'attester alors empiriquement l'existence mondaine de la quantité) dans le monde?

Même les photons, ou toutes particules dites élémentaires, ne sont que les quanta d'un point de vue borné par ses limites nécessaires, c'est à dire d'un épistémè. Les particules élémentaires ne sont d'ailleurs élémentaires que dans un épistémè donné qui dès aujourd'hui est périmé: un électron est composé de quarks, et, très certainement, les quarks d'autres choses, et ainsi de suite. Plus nous avançons dans l'indéfini, plus nous nous apercevons que nul objet du monde physique n'est identique à un autre (du monde psychique aussi puisque toute image est unique en cela qu'elle possède une forme), et que la quantité s'effrite dès lors que l'observation de ces objets s'affine suffisamment pour en faire émerger les différences.

Même les particules doivent avoir une individualité, toute chose du monde est probablement un individu, c'est du moins ce que l'expérience nous a montré jusqu'à présent. Quel quarks est véritablement identique à un autre? Combien de différences découvrirons-nous entre deux quarks le jour où nous aurons créé des yeux à l'acuité nécessaire pour voir un peu mieux ce qui les constitue? Les chinois sont-ils tous les mêmes parce qu'ils se ressemblent, vaguement, et qu'ils partagent un faisceau général de comportements similaires dus au partage d'une culture?

Je n'affirme pas pour autant qu'il existe un infini, pas plus qu'il n'existe un fini: l'expérience ne me donne jamais que de l'indéfini dès lors que je cesse de la figer en unités quantitatives abstraites. Les formes elles-mêmes sont indéfinies, découpage arbitraire des sens sur le manteau d'indétermination qu'offre le réel. Là où surgit une forme, une autre peut prendre sa place, selon le jeu complice que JE mène avec le réel.

Après ces considérations je repense alors à la question absurde de savoir si l'univers est chose finie ou infinie. Au bout de l'univers visible, il y a peut-être autre chose, une autre forme, et entre ces deux formes (qui n'existent que par un épistémè - c'est à dire un sujet - particulier), une interface qui sert de transition et de contact; toute chose toujours reliée à une autre, tout individu fondu en les autres. Et l'univers devient fini dès lors que je lui impose le prisme d'une forme, dès lors que je place aux choses qui partout se brouillent en un grand tout et rien, des contours et une unité propre à me les faire capturer au sein du système de finitude que je suis.

Mais dire que je suis un système de finition est aussi un point de vue limité qui juge en imposant une forme, car le système fini de la conscience est précisément un infini cherchant à se réaliser sans cesse dans la forme d'un monde qui advient. Ce qui est fini, ce sont les images, les peintures que le troisième oeil saisit de tout cela, à un instant donné. Cependant, chaque image est simultanément un univers où se perdre pour une autre conscience (c'est à dire, aussi, un autre moment de ce que l'on juge être la même conscience).

Il semble néanmoins douteux que ces images mêmes existent puisque l'expérience les fond les unes dans les autres, dans l'incessante métamorphose qu'est le monde qui advient par la conscience, et même lorsque je contemple une image en cherchant à la figer en esprit, cette image vit de mon temps propre, et la comète que je garde en face de moi change et s'altère en laissant derrière elle, dans le sillage de mon passé, la queue de détails qui se sont détachés d'elle, tandis que d'autres y adhèrent par agglomération. Voilà ce qu'est toute chose tenue dans l'esprit, une comète en mouvement qui ne donne l'illusion de l'identicité que par un défaut d'attention, une perspective tronquée - comme le sont toutes perspectives.

Pourtant, malgré toutes ces belles paroles, les mathématiques ont l'efficacité qu'on leur connait, mystérieuse exactitude de l'approximation quantitative, aveuglément forcené de celui qui s'acharne à ne voir de la comète qu'une seule et même chose, à tout instant de son voyage. Des mathématiques dans un monde de singularités... Idée saugrenue qui semblerait tellement inepte si elle ne jouissait pour elle de l'indéniabilité des faits.

Si les mathématiques existent et font sentir leur effet sur le vaste monde, c'est probablement que tout ce que je viens de dire n'est que le fruit d'un point de vue qui échoue, lui aussi, à rendre compte des choses en soi. Et pourtant je parle, et ce que je dis de l'individualité de toute chose peut être vérifiée par tout un chacun, et pour cela n'en demeure pas moins valide.

Multi-monde qui fait mentir tous les mondes, réel multiforme qui s'offre sans retenue sous des jours différents, à des spectateurs différents.

Aucun commentaire: