mardi 16 juin 2015

Le système du JE [ science et modélisation ]

Le réel, nous l'avons vu, n'est détenu par personne: nul ne peut prétendre le connaître sans aussitôt faire preuve par là de la limite de son saisissement du réel. Connaître c'est être séparé, c'est être en relation avec la chose connue, c'est donc être pris dans les filets d'un système singulier. Même dame science, avec son projet d'accumulation des points de vue et des systèmes relationnels possibles face à un objet, ne peut sortir de la singularité d'un scientifique, de l'unité d'une conscience (en outre de ne pas pouvoir réunir l'indéfinité des points de vue sur une chose donnée).

Trop de personnes, et peut-être à cause de la philosophie et de ses prétentions métaphysiques, attribuent à tort à la science le rôle de répondre à la question du quid (quoi). Nombre de scientifiques vous diront pourtant que c'est une question à laquelle ils ne peuvent et ne veulent répondre: la science s'occupe du comment. En cela, elle réussit plutôt bien et parvient à forger un système de connaissance causale des phénomènes plutôt efficient. La science est un savoir-faire, elle construit des processus d'influences, réduit la nature à des quantités de forces qui interagissent les unes sur les autres (chacune étant une stase énergétique avec ses propriétés d'absorption et d'émission particulière), et la science dresse un tableau de ces processus, constitue peu à peu une sorte d'algorithmie de la nature phénoménale.

Ce qui nous induit en erreur sur le dessein de la science, c'est cette modélisation dont les scientifiques se servent pour ne pas rester précisément dans une simple description processuelle des phénomènes; ils cherchent à expliquer la configuration des forces qu'ils analysent par leurs causes, et, pour ne pas tomber dans une régression à l'infini (les poussant, dans un cycle sans fin, à expliquer un effet par une cause et cette cause par une autre, etc.), ils dressent un modèle holistique de la nature phénomènale à l'aide d'images. Ce faisant, ils rompent avec la pure description quantitative et réintègrent la qualité, l'image, dans leur travail de compréhension. C'est précisément là où le bât blesse. Nous, trop souvent ignorants de l'histoire de la science et du caractère dirimant des découvertes qui la constituent, tendons à croire que ces images sont l'essence (le quid) de la réalité; nous confondons l'image et la nature intrinsèque et phantasmée d'un réel qui n'en a peut-être pas. L'image a un rôle important mais seulement pratique: l'homme ne concevant que des qualités, c'est à dire des images (des objets), il lui est nécessaire de composer avec cette nature qui lui vient de ses sens. C'est pour cela que les processus causaux qu'exhume la science à travers l'observation systématique et expérimentale des phénomènes doivent in fine reposer sur un empire d'images permettant à l'homme de rattacher à son vécu ce qu'il s'acharne à décrire et à comprendre. L'absence d'image, ou processus de déréalisation, est un état inconfortable aux humains qui tendent vers une certaine stabilité et cherchent dans l'altérité à placer un fondement familier pour bâtir leur demeure. Ainsi les scientifiques bâtissent des modèles leur permettant de comprendre ce avec quoi ils interagissent, ce réel multi-face qui se dévoile si profondément riche que sa nature tend vers l'indéfini et l'indéterminé.

Nous n'avons pas à prendre ces modèles pour autre chose que des images commodes permettant à l'esprit de se reposer sur quelque chose de familier afin de continuer ses investigations. Au même titre que nous n'avons pas à confondre la généralité et l'abstraction commode du mot (comme le mot "rouge" par exemple) avec les multiples références singulières à quoi il réfère.

Il faut, pour comprendre cela, une fine observation de l'histoire des sciences, qui seule permet de comprendre et de saisir un tant soit peu la lente (mais parfois brutale) transformation conceptuelle que la science fait subir au réel à mesure de ses expériences. C'est à un réel qui ne se laisse pas déterminer que la science se frotte, et la vulgarisation des grands rebonds de son histoire me semble être une entreprise importante pour que les profanes que nous sommes puissent s'acclimater peu à peu à la fluence et à l'indétermination que le réel semble nous montrer à mesure que nous co-naissons.

Par ailleurs, un des plus grands signes des progrès immenses et de la maturité de la science actuelle est l'impossibilité dans laquelle elle se trouve de modéliser correctement et dans sa totalité le système épistémologique qu'elle a bâtie. Plus que jamais, la science, grâce à ses langages (et je pense notamment aux mathématiques), s'éloigne du règne implacable de l'image, prêtant ainsi au réel de nouvelles configurations possibles au sein desquelles il peut apparaître, et ce faisant découvre un paysage déréalisé, une dimension du réel qu'aucune image ne peut subsumer et unifier. Voici venu le temps des paradoxes (dualité onde-corpuscule) qui peuvent montrer deux choses: premièrement que la science s'est pour l'instant trompée, mais que quelque part, en quelque temps, elle parviendra à modéliser un réel qui correspond à nos représentations et s'épuise dans l'imagination humaine; deuxièmement que le réel échappe aux catégories, qu'il déborde largement le cadre des images et se montre capable d'apparaître sous une variété indéfinie de configurations et de natures, selon les formes transcendantales du sujet avec lequel il interagit et forme le système d'une nature. Je penche personnellement, et par pure idéologie (forgée avec les données limitées que j'ai pu récolter), vers la seconde option.

Ainsi, ce qu'il appert de cela, c'est l'inanité de la question du quid qui constitue en soi une contradiction même. La connaissance spéculative et éidétique est un paralogisme dans le sens où connaître suppose une séparation initiale du sujet et de l'objet ce qui a les conséquences suivantes: aucun sujet n'est apte à réunir en lui tous les sujets possibles (c'est à dire tous les points de vue sur un objet); la séparation suppose que le sujet ne perçoit de l'objet que ce qui l'affecte, et donc qu'il constitue lui-même, par ses propres formes transcendantales, l'objet qui lui apparaît. Pour imager plus simplement ces deux points, nous pourrions dire que d'une part, la partie n'est pas le tout et d'autre part que la partie n'est pas une autre partie. Ces deux conséquences (peut-être pas exhaustives) expliquent à elles seules le paradoxe du concept de connaissance éidétique, de cette question du quid et de la nature des choses.

Ultimement, si l'on comprend désormais un peu mieux le sens qu'il faut donner à nature (configurations possibles que je donne au réel pour m'apparaître, à travers mes formes transcendantales), la question de la nature du réel devient donc simplement celle de la science non métaphysique, à savoir: comment et par quelles formes peut se phénoménaliser pour nous le réel. Par conséquent, et ceci est un enseignement capital, l'aventure scientifique n'apprendra jamais rien sur le réel à l'homme puisque ce réel restera définitivement étranger, autre que lui (et même si l'homme est une part de ce réel, le réel autre reste toujours autre et donc insaisissable et au-delà de l'homme). Ce que l'homme apprend à travers l'aventure scientifique n'est autre que lui-même, dans une exploration passionnante et vraisemblablement indéfinie de ses propres formes transcendantales; et peut-être de sa propre indétermination transcendantale... Le fait, étrange, que la science moderne tend à faire signe à l'homme vers des formes non imaginables (non concevables par les images qui pourtant semblent constituer la forme même de la vie humaine) est un fait remarquable et très intriguant. Se pourrait-il que l'homme possède (de manière innée ou acquise), ou soit sur le point de développer, d'autre formes transcendantales, échappant aux images? À quelle autre dimension de nous-même la science est en train de nous heurter aujourd'hui?

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