Je n'ose plus écrire.
Cela fait tellement longtemps que j'en caresse l'idée qu'il n'est presque plus nécessaire de le faire; voire qu'il m'apparaît comme une trahison de seulement l'envisager. Comme si l'idée s'était irrémédiablement séparée de l'acte, qu'elle était devenue une chose extérieurement réelle - comme sont les gestes qui composent l'acte d'écrire - et qu'il m'était désormais impensable d'embrasser ces deux réalités contradictoires.
Je suis peut-être définitivement l'homme du possible. Je n'ai fait que trahir l'action, seconde après seconde, comme j'ai pu étouffer dans l'oeuf chacun de mes élans pour qu'ils ne puissent grandir. Et tous ces destins avortés qui me poignardent depuis l'au-deçà ne sont qu'esquisses d'intentions à peine formulées sur le palimpseste de ma vie. Ma vie qui ne veut plus rien dire.
Je n'ai jamais rien fait d'autre que trahir. Trahir, trahir, trahir, sans égard pour ce qui est et ne peut s'abreuver que des seules pensées. Avoir à être me fatigue d'avance, je suis né fatigué d'être vivant. Et peut-être effrayé aussi... Effrayé par la simple considération de l'incalculable somme de deuils passés et à venir qu'implique la liberté, fut-elle dérisoirement mince - et peut-être apocryphe.
J'étais effaré lorsque tu m'as jeté au visage, après une énième dispute - comme qui n'a plus rien à perdre -, la spontanéité pure et désarmante d'un amour qu'aucun doute ne vient obscurcir, qu'aucune délibération n'entrave, qu'aucun calcul n'ajourne. Je me suis aussitôt réfugié dans mes idées, emmuré dans le monde familier et sans attente de mes ruminations récursives. Je n'ai pas répondu au monde qui attendait pour être, je n'ai pas pris la main aux gestes qu'il aurait fallu réaliser pour qu'il fleurisse enfin, le voeu de notre amour.
À cet instant je me dis qu'aucune montagne n'aurait jamais été gravi si chaque sommet avait été derechef analysé et traduit en une quantité définie d'énergie cinétique à fournir pour y parvenir, si même l'ivresse des sommets avait été anticipée en une longue énumération d'étapes insignifiantes et préparatoires, et qu'enfin, tout bonheur possible était disséqué en ses composants ultimes, fragmenté en sa chaîne causale. Et c'est pourtant cela que je fais avec toute chose... Mais je n'ai gravi nul sommet, moi.
Chez moi l'amour demeure lettre morte. Je n'y condescend pour ainsi dire jamais, j'oppose un refus de principe qui me rendit incapable de plonger dans le monde ineffable de ton amour en acte. Je t'ai trahi, comme toute chose que j'ai aimée, car il semble que ce ne soit jamais les choses que j'aime mais seulement l'idée qu'elles représentent... Pour les gens comme moi, s'il en est, l'amour est un concept, et il n'y a rien que l'existence réelle et en acte puisse lui adjoindre.
Et si j'ai pu te trahir alors il n'est pas étonnant que je trahisse autant l'écriture, en y allant de mes poèmes soliptiques. Mais même poétiser en dedans demande trop d'effort, les phrases sont des embryons inutiles et je retrousse alors la poésie à son noyau: la grammaire de mes sentiments sublimes. Que j'aime à les définir ainsi - sublimes - car alors il me semble être le plus grand poète de tous les temps, et que chacun de mes sentiments est un monde où s'enclore dans l'extase d'un vertige abismal.
Je n'ai jamais autant pensé à écrire qu'en ces jours où je n'écris pas. Je crois que je n'ai jamais été autant écrivain qu'en ces moments, mes romans se condensant dans le vécu passager d'un regard intérieur. Un regard qui sait tout parce qu'il s'en vient de la chaîne autoréférencée du savoir pour ne plus chercher enfin à connaître. Ces regards, ou fenêtres, diantre ces mondes que je vis dans l'ultime savoir sceptique - celui de l'ignorance - sont mes plus belles oeuvres. À chaque crépuscule je dois alors expier le fait qu'elles ne s'expliqueront jamais dans la réalisation d'une suite de gestes mondains, que je me crois, en droit, capable de réaliser, mais que, de fait, je demeure inapte à exécuter. Et j'attendrais néanmoins un geste de votre part?!
Non. Le néant doit être ignoré, car il ne saurait en être autrement. Mais nul ne vit le néant en acte, seulement sa possibilité, ce qui n'est déjà pas rien, puisque c'est presque tout...
Je me rêve donc écrivain, mieux: je m'affirme et m'auto-proclame comme tel au fond de ma mansarde. J'ai moi aussi fini dans une mansarde, et suis peut-être enfin devenu à perpétuité moi aussi l'individu de la mansarde. Ô combien de rêves abritè-je en ma nullité... Je suis l'amas de chair qui se cogne contre le toit incliné de la mansarde, paradoxalement trop petite pour mes gestes insignifiants, et infiniment trop grande pour mon âme minuscule.
Je trahis comme je respire, ai tellement trahi, dans cette juxtaposition d'anéantissements que forme mon destin, que je trahis jusqu'à la trahison même, dans la décision - en est-elle une? - de me lever du lit où je gisais tantôt, pour m'asseoir à la table qui supporte à présent le poids minime de mon bras qui écrit, ainsi que l'impondérable masse des inepties qui se logent dans la non-mansarde d'un esprit sans sommeil.