dimanche 4 décembre 2016

L'erreur du Léthé

L'on imagine pas ce que c'est d'être mâché par un félin aux crocs acérés...Vous voilà fragmenté en minuscules quartiers, dissout dans la chaleur visqueuse d'un sang épais, collé aux poils de la gueule, emporté par le mouvement sauvage d'une force incontrôlable. Puis la pluie se mit à tomber... Lavant ma présence de la gueule de l'animal, me faisant quitter les couleurs or de blé de ces poils où je vivais une mort heureuse, aux creux de la puissance. Je traverse l'air, dégouline par terre, agglomérant de mon humidité les grains de poussière d'une terre battue. Mais bientôt la pluie se fait diluvienne, et les petits rus qui couraient sur la terre se firent plus pesants, véritables torrents creusant leur lit de boue sur la terre aride. Je filais, dans un ruissellement féroce, éclatait dans les bulles créées par la chute violente des billes translucides qui se déversaient avidement. Je ne me souviens que du tumulte et du grisement procuré par la vitesse, enfin je vivais à cent à l'heure, fonçait sans nulle hésitation, moi qui restait auparavant pétrifié par la moindre décision, procrastinait à outrance pour phantasmer une vie épousant la nécessité des Moires.

J'ai fini par échoué dans le ventre pansue d'un marigot où venaient s'abreuver la nuit toutes sortes d'animaux. Je n'ai pas bien compris qui me buvait alors, mais j'entamais la courte traversée qui me mènerait d'un gosier à des reins, où  macérait un liquide urinaire prêt à être expulsé pour un dernier vol à la chute programmée. Je retombais vers le sol qui m'avait mené là.

Un curieux bipède passant par là, récoltait dans sa grande besace toutes sortes de terres aux couleurs ocres plus ou moins foncées. D'un geste expert il me prit dans ses doigts et me faisait retomber au sol en une pluie poudreuse et légère. Promptement je fus soulevé par un curieux objet concave pour être enfermé dans une boîte où une terre semblable à la mienne dormait d'un sommeil minéral. Noir. Secousses qui me faisaient penser que l'être qui m'avait ravi était tout de même bien maladroit, avançait sur la peau du monde d'un pas lourd et sans grâce. Mon voyage cahoteux cessa lorsque je fus rendu à la lumière sur une grande table où étaient rangées d'innombrables boîtes alignées qui formaient un nuancier gracieux à la douce gradation. Alors que je me reposais, prenant peu à peu mes repères en ce lieu peu familier, je fus mélangé sans ménagement à un liquide, puis un pointe acérée me perça de part en part. Me voici de nouveau accroché à un croc, bien que moins redoutable que ce que j'avais connu jusqu'alors. Au bout de cette mine, je m'étalais en arabesques incompréhensibles, en boucles enlacées qui séchaient rapidement sur une surface lisse à l'odeur agréable.
J'étais offert à la vue de tous, étalé sur des pages et des pages d'une histoire absconse dont je servais de signe.

Après des semaines de ce régime, l'obscurité se referma sur moi, par couches successives et lourdes entre lesquelles je n'avais pas la force de bouger. Un cuir relié contenait le mille feuille de mon existence, posé verticalement sur une étagère étrange où bien d'autres que moi vivaient un exil obscur et confiné. J'oubliais le rythme des secondes et me liait aux ans, lorsqu'un beau jour, mon intimité fut violée brutalement par un flot de lumière. J'étais ouvert à tous les vents, et la lueur vacillante d'une flammèche ténue éclaboussait sur mes pages sa tiède chaleur. Je ne sais si le bipède qui me tenait entre ses mains délicates était le même qui m'avait incrusté en ce lieu étrange, espace à deux dimensions dont le hasard avait fait ma demeure. Parfois un doigt boudiné et rose se posait sur mes formes, et caressait mes courbes avec une attention minutieuse. Pendant combien d'années m'avait-on parcouru ainsi?

Je me souviens alors du crépuscule de cette existence de papier, tout avait commencé dans une grande chaleur, fournaise invraisemblable qui accélère le temps, retire l'eau des choses et rend la peau si légère qu'elle se brésille au vent et s'éparpille à terre. Je perdais, une fois n'est pas coutume, mon unité d'antan, entamait dans les airs un ballet hypnotique au sein duquel se fragmentait mon existence qui n'avait pas de fin. Je partis, dans les sifflets du vent et les veines du monde.

Combien de temps encore devrai-je être tout, devenir chaque substance, emprunter chaque cycle, parler toutes langues, couler, voler, chuter, hurler et me taire?

Emporté par les cycles infernaux du cosmos, d'un mouvement perpétuel impulsé par on ne sait quel cruel horloger, je songe en moi-même que nulle éternité ne peut être endurée sans le précieux oubli...

2 commentaires:

elly a dit…

Ce texte est super riche en images. Il mérite un point d'exclamation !

L'âme en chantier a dit…

Haha merci, j'avoue l'aimer particulièrement :-)