dimanche 29 juin 2014

La méthode philosophique

En philosophie comme en art, il s'agit, avant de bâtir, de trouver une méthode adéquate, une forme par laquelle le fond de la pensée pourra s'exprimer le plus fidèlement possible. Le meilleur critère de validité d'une telle forme est, semble-t-il, la capacité à rendre le sentiment de vacuité, à faire ressentir et retentir l'immensité du possible, vaste illimité pourtant sans étendue que le philosophe conserve sans cesse accroché devant ses yeux en tant qu'horizon indépassable. Mais cette vacuité est aussi l'abyme qui creuse perpétuellement le sol sous les pas du penseur, mettant chaque chose sens dessus dessous, inversant les valeurs, dirimant toute fondation.

À l'heure de vouloir partager un parcours philosophique, non parce que l'on pense qu'il pourrait définir une chimérique vérité, mais plutôt car on a le sentiment, peut-être un peu présomptueux, qu'il possède une certaine originalité, voire même qu'il s'inscrit comme un décalage salvateur face aux autoroutes de la pensée que chacun emprunte sans vraiment réfléchir; à cette heure donc, il convient de libérer la pensée de tout dogme passé, autant que possible, pour laisser le flot impétueux et doux de la raison, emporter l'esprit par les mots et le coeur par les sentiments.

Parvenir à penser avec comme seul fondement, autant que possible, la simple raison, peut se faire à mon sens de deux manières. Soit il convient de suspendre tout assentiment, dès le départ, et d'annuler tout savoir et tout jugement déjà construit afin de repartir, comme Descartes, de la simple évidence, par une recherche de la première vérité. De là, il s'agit de poursuivre la même rigueur, inlassablement afin de dérouler le fil de l'évidence, de vérité indubitable en vérité indubitable, laissant la simplicité nous mener à la simplicité, pour enfin ramasser dans notre esprit le complexe qu'engendre sa mise en réseau. L'autre méthode consiste à poursuivre le processus de libération de la pensée afin d'obtenir une émancipation a posteriori. Par une analyse poussée de chaque jugement, il s'agit de tenter de fragmenter le complexe opaque en éléments de plus en plus simples et de remonter par là jusqu'aux fondements ultimes (aux axiomes) qui constituent le sol de notre jugement.

Si l'on suit la première méthode, reprenant la démarche cartésienne, il me semble que nous sommes voués à rester dans une impasse. En effet, que pouvons-nous dire de primordial, que découvrons-nous immédiatement lorsque nous nous interrogeons sur l'évidence première qui nous frappe? Il me semble qu'en lieu et place du "je pense, je suis", nous sommes placé devant l'indépassable "il y a". "Je pense" contient déjà deux concepts trop surdéterminés, qui peut dire ce qu'est ce "je" dont on fait le sujet de notre prédication? Et ce "pense", que représente-t-il exactement? Est-ce le processus par lequel j'assemble des mots pour construire des phrases? Est-ce l'interprétation de ce système formé par les mots pris ensemble? Pourquoi ne serait-ce pas les sensations qui m'assaillent et de quel droit viens-je délimiter un processus de pensée en le séparant de l'unité qu'est la conscience en tant que synthèse d'éléments disparates, d'ailleurs y a-t-il véritablement plusieurs éléments? Certes Descartes élimine sagement tout rapport à la réalité, c'est pour cela qu'il écarte les sensations et tout ce qui n'est pas pure pensée. Mais là encore, la pensée se fonde sur les mots, c'est à dire qu'elle se fonde sur un support réel perçu et interprété par l'esprit qui se trouve donc encore pris dans un rapport entre lui-même, ce fameux "je", et une réalité insondable. En outre, suis-je vraiment chose autonome et close sur elle-même? Ne suis-je pas la totalité de ce qui est, la totalité des images, sensations et pensées? S'il y avait quoi que ce soit en-dehors de moi, comment le saurais-je puisque pour qu'une chose existe il faut qu'elle soit comprise dans ma conscience. Comment soutenir l'existence de ce "je" qui suppose un "tu", puis un "il", etc.? Si "je" est finalement tout ce dont j'ai conscience, alors "je" est tout, et "je" est un mot qui ne représente plus du tout la même chose, un mot qui perd son sens, un mot qui ne délimite plus rien.

On pourra m'objecter que "il y a" peut susciter le même genre de remarque et je ne peux qu'agréer. Au final il semble probable qu'on ne puisse absolument rien dire, il n'y a nulle première évidence incontestable autre que le fait d'être, en demeurant prudent et en ne prêtant au mot "être" aucune détermination particulière, en en faisant le simple redoublement verbal d'un évènement temporel: quelque chose est, il y a. Mais tous ces mots sont déjà trop, précisément car les mots ont pour fonction de tailler dans l'indétermination de l'être afin de délimiter, séparer, donner forme, ils sont une manière commode de rendre le réel intelligible pour l'homme. En lieu et place de "il y a", n'importe quel son, n'importe quel sensation ou sentiment ferait l'affaire. On voit bien qu'il est compliqué d'aller bien loin par cette méthode, précisément parce qu'elle veut donner au langage le rôle de faire émerger le monde par ordre chronologique de vérité et d'évidence lors même que le langage suppose un mode déjà constitué, un système complet avec des règles bien déterminées pour qu'un quelconque sens puisse émerger. Le monde, dans sa première vérité pour nous, celle d'apparaître, est avant tout une affaire de conscience, une qualité vécue comme totalité ressentie, corporelle et spirituelle, toutes catégories (que l'homme découpera ultérieurement) confondues car inexistantes pour le moment, fondues dans le simple écoulement du présent.

Il faut donc se tourner vers la seconde méthode si l'on veut à partir du discours, mettre en lumière les évidences premières, les vérités sur lesquelles il est loisible de se reposer en toute confiance. Il faut partir du monde constitué puis isoler peu à peu les briques pour remonter jusqu'aux matériaux les plus élémentaires, à la manière d'un physicien qui tenterait à partir de l'expérience confuse du réel de constituer un modèle propre à expliquer par des données simples l'infinie complexité du monde. Un Kant a semble-t-il suivi cette méthode avec des résultats heureux qui sont aujourd'hui d'une utilité indéniable. Voilà probablement le rôle de la raison: processus d'érosion qui creuse toute substance pour en faire apparaître l'incroyable vacuité, l'arbitraire de la croyance qui s'est calcifié en une concrétion solide, se confondant presque avec l'altérité du réel. Voilà la méthode que je suivrai, ne vous menant nulle part mais vous invitant à cheminer avec moi sur la crête, en perpétuel équilibre entre deux néants, si bien qu'à la fin il ne restera plus rien de réel, plus aucune croyance non entachée de soupçon, à tel point que seul demeurera la nécessité de faire un choix. Et qui serait assez fou alors pour vouloir imposer ses propres choix aux autres?

Aucun commentaire: