mardi 11 février 2014

L'âme en chantier

Voici quelques unes des choses, quelques uns des faits, qui constituent la cause (partielle) de ce que je suis, deviens et serai en tant que penseur. Voici un aperçu des choses qui me révoltent, m'ennuient ou me blessent:

  • L'ego qui se met sans cesse au-devant des idées, que l'on se jette à la  figure, que l'on vise au lieu de celles-ci qui sont pourtant le coeur du dialogue, son objet. Même lorsque la discussion porte sur la personne d'un des locuteurs, l'idée d'un ego figé qu'il faudrait défendre ou attaquer m'est insupportable car tel qu'on se le figure, il n'existe pas, il n'est qu'une idée de soi à laquelle on s'accroche, et qui entrave la marche de notre rationalité discursive, le doux tempo de l'argumentation sur lequel deux humains marchent et s'en vont explorer ensemble un bout de l'être (Ami je pense à toi).
  • Le pouvoir, la valeur en cela qu'elle présume une hiérarchie, une comparaison quantitative: le maître et l'élève, l'expert et l'amateur, le compétent et l'incompétent, celui qui peut porter tel ou tel statut et celui qui n'a pas le droit. Qui sont les maîtres des critères, qui dicte la valeur des valeurs? Qu'on ne me dise pas que la majorité, cette entité miraculeuse censée posséder les vertus de tous et les défauts d'aucun, constitue un juge incontestable. Les marges, les parenthèses et les sentiers plein d'ambages recèlent bien des trésors, bien des bouleversements qui éviteraient peut-être à la pensée de se prendre elle-même pour une réalité extérieure et nécessaire, à force de se pétrifier en une concrétion solide, figée dans l'éternité minérale des choses.
  • La flemme face à l'argumentation, la crainte face à la rationalité, le découragement face aux efforts que requiert la compréhension: il faut poser des bases et tomber d'accord sur elles, il faut poser prudemment un pied devant l'autre et sans cesse se demander si l'autre peut nous suivre, si l'on a pas, dans l'habitude qu'on a d'emprunter certains sentiers, pris pour un seul mouvement ce qui est en fait la succession de divers mouvements, ôtant ainsi à notre interlocuteur la possibilité de rejouer par lui-même la mélodie de nos pensées, le ballet de nos idées.
  • Le repli sur soi, le rejet de la logique sans qu'il soit justifié par aucune argumentation. Je ne sais pourquoi la logique, je ne sais quelle est cette magie, cette évidence qu'il y a à parcourir un enchaînement discursif sous-tendu par une structure logique qui semble implacable, nécessaire et universelle; simplement je le vis, je le ressens. N'est-ce pas un formidable outil qui nous est donné là, comme par miracle? Voilà une altérité, une sorte d'autorité indiscutable et neutre, qui semble absolument objective et dont tout un chacun peut faire l'expérience à travers l'évidence; voilà le critère non subjectif qui peut servir de référence, d'arbitre à tous rapports intersubjectifs... La logique n'est-elle qu'une croyance? Nous pourrions la remplacer par un jeu de croyances bien définies jouant le rôle de critère de validité formelle, d'ailleurs la logique n'est peut-être que cela, et son caractère d'évidence immanente qui semble nous en occulter toute origine intelligible (donc réfutable) et artificielle n'est peut-être dû qu'au simple fait que la source (arbitraire) d'acceptation de ce jeu de croyances nous est trop proche, comme le sont les lunettes devant les yeux, comme le sont les yeux eux-même pour celui qui observe. Le langage est toujours là, partout, dans toutes les cultures humaines. Il ne serait pas surprenant que la logique formelle ne soit en fait que l'ossature de tout langage humain, la structure sous-jacente d'où émerge tout système de formes symboliques. En attendant, nous avons cela pour communiquer, nous avons cette règle qui pose un cadre, définit des limites, règle le flux impétueux de nos pensées et l'inscrit en symbole matériels dans le monde phénoménal, nous avons cela pour vivre ensemble et partager la pulsation noétique de nos consciences enclavées. Et puis, il y a mieux: la logique n'est pas définie par une quelconque autorité, elle semble s'imposer à nous, depuis les débuts de la pensée jusqu'à aujourd'hui, nous n'avons pu lui identifier nul maître, nul censeur: la logique est à tous depuis que l'homme est homme.
  • Les institutions qui croulent sous le poids de leurs normes arbitraires, de leurs choix qui ne sont jamais que des perspectives singulières, et affadies par l'habitude, qui veulent faire de leur singularité une totalité absolue, si ce n'est de fait, au moins en droit.
  • Les gens qui n'écoutent que ceux que les instituions ont adoubées, que ceux qu'elles ont certifiés comme étant propres à être entendu, à être investis d'une certaine autorité par rapport au reste des hommes qui ne méritent qu'une oreille condescendante ainsi qu'une miette de sagesse dont l’éclat leur permettrait, si ce n'est de les hisser un jour vers la lumière, au moins de leur faire mesurer l'ampleur de leur inanité.
  • L'autorité qui n'est que vacuité et consentement tacite de la masse, et qui s'explique par le fait qu'il n'appartient pas aux non-autorisés de disconvenir avec les jugements établis par l'institution.
  • La créativité qui se meurt en philosophie et dans les sciences à cause de trop de filtres, de normes, de rêves brisés, de barrières qui rendent ces univers aussi imperméables aux idées neuves que le pouvoir l'est à l'esprit critique.
  • Le temps que je perds à me conformer encore et encore, à me conformer sans cesse, à rentrer dans les moules tout en sachant que je finirai inévitablement par les déformer, par les briser peut-être. La seule raison pour laquelle je continue est la pensée qu'il existe un moyen alternatif à la destruction, et peut-être plus efficace en ce monde conservateur et craintif, qui est celui de la déformation radicale des moules, de leur fusion perpétuelle en une dynamique de formes changeantes: voici venu le temps de la métamorphose.
  • Ma fatigue face à tous ces efforts et la crainte, qu'un jour, elle ait raison de ma volonté, qu'elle me mène à me prostrer en moi-même, comme l'ove fatigué incrusté dans un renfoncement enclavé de la société. La peur que ma pulsation se meurt au-dedans de moi-même, de ce moi épuisé par sa survie en ce monde insipide, du tribut qu'il lui paye pour le droit à vivre, la peur qu'il n'y ait plus de temps pour être dans le monde et que la force de la pensée se fraye un chemin toujours plus profond dans le creux de mon être, de cette intimité temporelle qui s'en va résonner toujours plus en dedans, pour finir, j'espère (je n'ai pas renoncé aux rêves), par se faire entendre dans le fond diffus d'un autre monde, aux confins d'un autre univers, où le minuscule rejoindrait l'immense.
  • Mon caractère laconique imputables à plusieurs causes: d'abord le peu d'énergie que je consacre à l'expression de mes pensées, à leur mise en forme; ensuite la censure que je m'impose afin de ne parler que de manière pertinente, lorsque je crois avoir trouvé la forme d'une idée que je vivais, pour ainsi dire en moi-même, dans le silence verbal de mon esprit. Peut-être ai-je tort, de n'accorder de crédit, ou plutôt de supposer que d'autres n'accorderaient de crédit qu'au produit fini des raisonnements, qu'à l'idée bien constituée et à l'élaboration "artificielle", en tant qu'expédient pensé à posteriori, d'une didactique propre à la faire assimiler de la meilleure manière (crue comme telle du moins). En fait la façon dont l'esprit réfléchit et tâtonne, est probablement tout aussi intéressante, sous d'autres perspectives. Pareil au scientifique qui consigne sa démarche dans un journal de bord, le penseur aurait peut-être intérêt à noter ses intuitions, ses bribes de raisonnements, ses associations d'idées qui constitueraient un formidable objet d'étude, un riche matériau pour la philosophie réflexive (c'est à dire qui se pense comme objet).

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