mercredi 19 février 2014

L'âme en chantier

Je pense dans mon alvéole sociale et tout le monde s'en fout. Tout le monde pense, du moins ceux qui ont encore un tant soit peu le luxe du temps, ne serait-ce qu'un tout petit peu, et malgré tout le reste du monde n'en a cure. Pourtant, nous passons notre temps à lire les pensées des autres, les Sartre et les Hegel, les petits comme les grands, nous passons notre temps à apprendre leurs raisonnements qui bien souvent n'en sont même pas, tout juste quelques opinions se donnant l'apparence de la justification pseudo-rationnelle, voire dans certains cas de véritables religions déguisées, de l'ordre de ces édifices idéels prêt-à-penser censés conduire vers la sagesse et le bonheur la horde des fidèles lecteurs. Lisez , lisez, peu importe ce que vous comprenez... Pourtant combien d'entre nous ont pensé les mêmes choses que tous ces grands philosophes, combien d'entre nous ont redécouvert, pour eux-mêmes, ces grandes idées qui ne semblent appartenir à personne mais à cette immense constellation sous laquelle chaque humain évolue? Nous pensons tous, et même bien pour certains d'entre nous, mais on nous dit que nos pensées n'ont nulle valeur, ou bien la seule valeur privée qui, disons-le franchement, ne vaut rien en République. Si vous voulez penser réellement, et que d'autres esprits serviles avalent vos mots à la chaîne avec toute l'attention d'un esprit industrieux et soumis, il vous faut être édité. Pour cela, il vous faut entreprendre un long cursus universitaire au cours duquel on vous écrasera sous le poids de toutes les pensées de l'histoire de l'humanité, de chaque petit menu détail depuis que l'écriture a permis de consigner chaque idée humaine. Tout au long de ce chemin de croix, il faudra passer, au moins deux fois l'an, l'épreuve des grands sages qui prodiguent la pensée des autres en osant la teinter de leur jugement personnel, de leur étroite perspective sur l'étendue si vastes de ces philosophies, systématiques ou non, qui balayent de leurs prétentions la totalité de l'être et du non-être. Il vous faudra leur plaire, montrer à quel point vous êtes comme eux, à quel point vous avez compris la nécessité de répéter, de digérer, d'engloutir jusqu'à traîner un esprit obèse et semblable aux mille autres qui sortiront de la même usine que la vôtre. Si vous arrivez à leur plaire, au long de ces interminables années, il faudra alors entretenir avec eux une relation étroite dans laquelle vous saurez flatter leur ego en les prenant comme maîtres, en vous faisant leur disciple. Si vous leur plaisez, que votre intelligence leur semble digne de l'institution et surtout qu'elle ne menace pas l'éclat et la reconnaissance de la leur, alors ils vous prendront sous leur aile, ils vous donneront un statut et une voix qui vous manquaient tous deux. Vous écrirez des commentaires de commentaires, vous rechercherez la maîtrise absolue d'un auteur, jusque dans les détails insignifiants, c'est là votre seule motivation, votre seule possibilité d'expression: il y a bien longtemps maintenant que vous savez, ou croyez savoir, que la pensée est morte et qu'on ne peut que raviver la créativité des anciens.

Pendant ce temps, tandis que vous étouffiez la flamme qui jaillissait de votre esprit, d'autres, inconnus, méprisés, ont pourtant continué de faire souffler leur âme, ils ont parlé, ils ont pensé, ils ont appris à produire eux-mêmes du sens, à cheminer sur les sentiers sidéraux des idées, à emprunter les voies qui les relient entre elles, ils ont appris à philosopher. Pourtant, le monde ne retiendra aucune de leurs pensées, leurs discussions suivront le destin qu'auraient pu connaître les propos de Socrate sans Platon: le désintérêt et l'anonymat. La philosophie sera passée avec le temps, sans vous, sans personne d'autre d'ailleurs que ceux qui l'auront faite vivre de sa vie éphémère et sublime, perchée sur la crête du présent qui trace son sillon sans fin. Néanmoins, les bibliothèques de l'humanité seront plus grosses de quelques ouvrages, de centaines voire de milliers d'ouvrages qui auront été écrit par vos semblables, qui envahiront les rayons de bibliothèques d'une gloses stériles, de péroraison érudite, de verbiage qui n'a d'autre valeur que d'être une énième et savante reformulation d'idée bien connues. Obtenir la reconnaissance présuppose une certaine reproduction, cela implique que le même existait déjà, qu'il vous précède et qu'il vous a reconnu comme ne présentant pas d'écart avec lui-même. On ne reconnaît pas la nouveauté, la création ne s'embarrasse pas de savoir si son oeuvre est prête à être reçue dans un écrin préalablement façonné pour elle. Notre monde, pourtant, fait montre d'un entêtement qui force l'admiration, à ignorer royalement tout ce qui ne rentre pas dans les cases prévues par lui, et à n'examiner que soigneusement ce qu'il sait déjà être de la même espèce que lui, c'est à dire de l'existant et du connu.

J'entrevois un autre monde pour la philosophie. Je vois tous ces monologues pathologiques remplacés par des dialogues vivants au cours desquels la pensée s'épanouit et porte son sens comme une efflorescence incessante. Je vois ce que Platon avait déjà voulu pour la philosophie, une pensée qui se fonde, dynamique, sur le terreau de l'altérité d'autrui, non pas contre lui mais avec lui, chacun faisant office de point d'appui pour l'élévation du discours. Mais peut-être qu'il faut aller plus loin encore et refaire nôtre l'expérience socratique, à ceci prêt que notre époque moderne, loin d'en faire une expérience singulière et marginale l'érigerait en nouvelle forme de la philosophie, en ferait un nouveau moment de son histoire. Le temps où un seul individu pouvait ramasser en lui-même la totalité des savoirs est révolu, chaque science, chaque sous-domaine d'une science donnée peut devenir le travail d'une vie et nul homme ne saurait aujourd'hui être tout à la fois un Einstein, un abbé Pierre, un Mohammed Ali, un Darwin, un Bourdieu, un Kant, j'en passe et des meilleurs. La philosophie est peut-être à un moment de son histoire où elle doit rejeter la crispation maladive de l'écrivain penché, seul sur son bureau, à structurer un monologue afin de le jeter d'une traite en un ouvrage, tel une bible de substitution pour nos temps incertains. Nous devons parler et faire naître la philosophie de nos dialogues et non plus des tombeaux d'anciens penseurs chez qui nous allons par des prières quémander un peu de lumière, juste de quoi réchauffer un peu nos âmes vides et monochromes. J'ai rencontré, je crois, plus de philosophes dans la rue et dans les rencontres ordinaires, que dans les murs de l'institution universitaire où la philosophie se meurt de ne plus pouvoir respirer. Je sais bien que l'on peut tirer à peu près n'importe quelle leçon de n'importe quels faits, que ces derniers restent muets jusqu'à ce qu'on les fasse parler en les habillant de nos mots, mais j'ai la faiblesse de voir en ce constat l'avènement possible d'une philosophie nouvelle qui emporterait sur son passage l'élitisme et l'esprit de paroisse, qui redonnerait au présent une voix qui n'ait pas à craindre sans cesse le jugement négatif d'un passé glorieux. Le passé est présent, me semble-t-il, dans chacune de nos pensées, nous en somme la mûre expression qui doit désormais trouver sa forme propice. La philosophie a-t-elle jamais autant existé que lorsque deux êtres dialoguent ensemble?

PS: emportez vos dissertations dans la tombe, nous avons fait le tour de cette forme imposée, peut-être devrions-nous apprendre aux jeunes à dialoguer, à devenir les uns pour les autres une altérité constructive propitiatoire à l'esprit critique, à la réflexion et au raisonnement. Le logos a plus que jamais besoin de vie.

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