samedi 9 février 2013

Co-être

Voilà enfin tombé ce vieux mythe de la connaissance... Tout est fini, le voilà qui gît désormais à mes pieds, je le dépasse dans un dernier regard.

On a voulu que la connaissance nous donne l'essence des choses, de la réalité et de nous-même, et à cause de cela nous nous sommes enceints dans une forteresse aux frontières délimitées au sein de la richesse illimitée d'un univers infini. La connaissance n'est rendue possible que par l'expérience et les mots, or aucun des deux n'a le pouvoir de nous donner l'essence de ce qui est autre que nous-même: l'expérience n'est que l'expression du corps dont l'âme se saisit, la "connaissance" n'est qu'un reflet anamorphique de ce que nous contemplons par les mots. Les mots sont ce monde que nous plaçons en face de la réalité, un monde fait de vides, d'espaces, qui s'articulent ensemble en un modèle logique. Bien qu'indispensable à l'exploration de l'univers, jamais nous n'aurions dû croire atteindre l'essence des choses à travers ce reflet. Au mieux, les mots sont une vaine tentative de transsubstantiation du réel en un signe, au pire ils sont ce reflet que nous contemplons et qui nous offre l'articulation d'objets qui ne sont que des pièces ou des espaces vacants. D'ailleurs, ces objets existent-ils réellement ailleurs que dans nos têtes? Peut-être que le monde n'est qu'un immense substrat parcouru de mouvements et d'états changeants, que son infinité nous pousse à fragmenter en diverses entités, afin de survivre, afin de s'orienter dans ce tout immédiat.

Et pourtant, l'homme a voulu placer bien plus dans sa propre expérience et dans ses mots. Les mystiques de tous poils ont eu la prétention de connaître la réalité à travers l'expérience étriquée de leur corps, pensant se confondre avec le tout et, pourtant, toujours bien corsetés dans cette carcasse dont seule la mort les délivrera. L'expérience, au fond, les a toujours ramené à eux-mêmes, peu importe ce qu'ils croient pour se rendre heureux, ils ont senti, vécu en eux-mêmes. Pendant ce temps là, les philosophes se sont cru bien avisés de vouloir capturer dans les filets du langage une réalité insondable, afin de la partager, de la disséquer, et de disserter à son propos. Ils n'ont pas su voir, qu'aussi louable soit leur entreprise, elle imposait l'humilité et l'éternel déracinement. Mystiques et philosophes sont des clandestins de leur propre univers, le malheur, tout comme le bonheur, est naît de leur croyance qu'il existait un port, un lieu se nommant Vérité, dont ils pourraient se faire les citoyens et d'où il leur serait loisible d'observer l'essence des choses mêmes. Ce mirage, dans le désert de la curiosité, a fait pousser sur l'arbre de la culture humaine un bien étrange fruit: le bonheur, cette récompense des croyants. L'homme s'était si bien convaincu que sa quête était achevée, et achevable, qu'il goûtait un repos lénifiant dans une quelconque crique de l'univers qu'il avait aménagé à son image, il pouvait enfin dormir du sommeil du juste. Au même moment, partout dans cette galaxie infime, des humains solitaires ou en groupe, peignaient les murs de leur prison, chacun dans une alvéole bien délimitée, tous pensant pourtant être arrivé au même point, ce point unique que devrait être la Vérité.

Toutefois, d'aucuns regardaient ce spectacle avec tristesse, voyant leurs semblables devenir esclaves d'un territoire, planter des clôtures autour de leurs idées et de leurs idéaux. Ils étaient témoins de ces humains qui se faisaient la guerre, devenus farouches gardiens d'un paradis vacillant sous le poids des assauts de la raison, ils avaient placé tout leur espoir dans cet enclos et refusaient obstinément d'en sortir, de regarder dehors.

Connaître: naître avec. Certains ont réellement cru naître avec le monde... Ils n'ont pas su voir que leur conscience et leur corps étaient la seule vérité, et encore, qu'ils sauraient contempler et vivre. On ne connaît jamais rien d'autre que soi-même et même cette connaissance est discutable. Que d'illusions disparaîtraient si l'on remplaçait ce terme par la notion de Co-être. Car nous ne naissons pas avec les choses, nous sommes avec elles. Être conscient d'une telle chose, c'est accepter de ne pas pouvoir tout connaître, accepter de ne pas tout être, comprendre que la condition de l'homme, aujourd'hui, est d'être là, au monde, avec lui et en lui. L'homme est une partie du monde et la partie ne saurait connaître le tout ni même la vivre. Ainsi, certains, forts de cette compréhension décidèrent de ne jamais devenir comme leurs semblables, se gavant de ce grisant sentiment de bonheur qui naît de la croyance, et de toujours poursuivre leur chemin à travers le grand univers. Ils ne renonçaient pas à la Vérité en ce sens que leur voyage serait une alternance de vérités relatives à un état donné de leur être, et que cette Vérité se définit par la connaissance simultanée de toutes ces vérités qui semblent demeurer en nombre infini. C'est alors que ces "héros de la connaissance" comprirent que la Vérité, de leur vivant, leur serait interdite et qu'elle était le prétexte à ne jamais prendre racine. Être un tel homme demande d'accepter la douleur de sans cesse renaître, de toujours déconstruire le confort aliénant d'une vérité propre à un état et une identité, pour se forger un nouvel être, encore et encore, dans ce voyage sans fin de ceux qui ont voués leur vie à explorer le monde. Et voici que résonne dans le ciel leur chant solitaire:
  -"Altérité! Altérité, fais-moi voir la vie par tes yeux neufs, car tout ce qui n'est pas moi me rend plus vaste."

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