jeudi 31 mai 2012

Nietzsche: citations

Parce que certains hommes par leur seule parole ont su en aider d'autres à traverser tant bien que mal la vie que façonne notre propre conscience. Parce qu'il est un de ceux-là pour moi. Parce que dans un monde fait de représentations mentales et inéluctablement étranger à la réalité, les mots peuvent peser plus lourd que les actes. Parce qu'il est tellement aisé d'oublier. Parce qu'il faut dire merci.

AURORE; aphorisme 213

LES HOMMES DE LA VIE MANQUÉE.
 Les uns sont faits d'une telle étoffe qu'il est permis à la société de faire d'eux ceci ou cela: à tous égards ils s'en trouveront bien et  n'auront pas à se plaindre d'une vie manquée. Les autres sont faits d'une étoffe trop spéciale - point n'est besoin que ce soit une matière particulièrement noble, mais seulement une matière plus noble - pour qu'il leur soit possible de ne pas se sentir mal à l'aise, sauf dans un seul cas, celui où ils pourraient vivre conformément aux seules fins qu'il leur est possible d'avoir. Car tout ce qui apparaît à l'individu comme une vie manquée, mal réussie, tout son fardeau de découragement, d'impuissance, de maladie, d'irritabilité, de convoitise, il le rejette sur la société - et c'est ainsi que se forme autour de la société une atmosphère viciée et lourde ou, dans le cas le plus favorable, une nuée d'orage.

AURORE; aphorisme 376

DORMIR BEAUCOUP. Que faire pour se stimuler lorsque l'on est fatigué et que l'on a assez de soi-même? L'un recommande la table de jeu, l'autre le christianisme, un troisième l’électricité. Mais ce qu'il y a de meilleur, mon cher mélancolique, c'est encore de beaucoup dormir, au sens propre et au figuré! C'est ainsi que l'on finira par avoir de nouveau son matin! Un tour de force dans la sagesse de la vie, c'est de savoir intercaler à temps le sommeil sous toutes ses formes.

AURORE; aphorisme 423

DANS LE GRAND SILENCE. Voici la mer, ici nous pouvons oublier la ville. Il est vrai que les cloches sonnent encore l'ave Maria - c'est ce bruit funèbre et insensé, mais doux, au carrefour du jour et de la nuit- mais un moment encore! Maintenant tout se tait! La mer s'étend pâle et brillante, elle ne peut parler. Le ciel joue avec des couleurs rouges, jaunes et vertes son éternel et muet jeu du soir, il ne peut parler. Les petites falaises et les récifs qui courent dans la mer, comme pour y trouver l'endroit le plus solitaire, ne peuvent parler. Cet énorme mutisme qui nous surprend soudain, comme il est beau, et cruel à dilater l'âme! - Hélas! quelle duplicité il y a dans cette muette beauté! Comme elle saurait bien parler, et mal parler aussi, si elle le voulait! Sa langue liée et le bonheur souffrant empreint sur son visage, tout cela n'est que malice pour se moquer de ta compassion! - Qu'il en soit ainsi! Je n'ai pas honte d'être la risée de pareilles puissances. Mais j'ai pitié de toi, nature, parce qu'il faut que tu te taises, quand même ce ne serait que ta malice qui te lie la langue: oui, j'ai pitié de toi à cause de ta malice! - Hélas! voici que le silence grandit encore, et mon coeur se gonfle derechef: il s'effraye d'une nouvelle vérité, lui non plus ne peut parler, il se met de concert avec la nature pour narguer, lorsque la bouche veut jeter des paroles au milieu de cette beauté, il jouit lui-même de la douce malice du silence. La parole, la pensée même me deviennent odieuses: est-ce que je n'entends pas derrière chaque parole rire l'erreur, l'imagination et l'esprit d'illusion? Ne faut-il pas que je me moque de ma pitié? Que je me moque de ma moquerie? - Ô mer! Ô soir! Vous êtes des maîtres malins! Vous apprennez à l'homme à cesser d'être homme! Doit-il s'abandonner à vous? Doit-il devenir comme vous êtes maintenant, pâle, brillant, muet, immense, se reposant en soi-même? Elevé au-dessus de lui-même?

AURORE; aphorisme 471

UN AUTRE AMOUR DU PROCHAIN. L'allure agitée, bruyante, inégale, nerveuse est en opposition avec la grande passion: celle-ci demeurant au fond de l'homme comme un brasier silencieux et sombre, accumulant toute chaleur et toute impétuosité, permet à l'homme de regarder au-dehors, avec froideur et indifférence et imprime aux traits une certaine impassibilité. De tels hommes sont bien capables à l'occasion de manifester l'amour du prochain, - mais cet amour est d'une autre espèce que celui des gens sociables et avides de plaire: il s'affirme dans une douce bienveillance, contemplative et calme. Ces hommes regardent en quelque sorte du haut de leur tour qui est leur forteresse et par cela même leur prison: - le regard jeté au-dehors sur ce qui est étranger, libre, sur ce qui est autre, fait tant de bien!

AURORE; aphorisme 491

À CAUSE DE CELA LA SOLITUDE. A: Tu veux donc retourner dans ton désert? - B: Je ne suis pas leste, il faut que je m'attende moi-même, - il se fait chaque fois tard jusqu'à ce que l'eau du puits de mon moi monte jusqu'au jour, et souvent il faut que je souffre de la faim plus longtemps que je n'en ai la patience. C'est pourquoi je vais dans la solitude, pour ne pas boire dans les citernes qui sont pour tout le monde. Au milieu du grand nombre je vis comme le grand nombre et ne pense pas comme je pense; au bout d'un certain temps j'éprouve toujours le sentiment que l'on veut m'exiler de moi-même et me dérober l'âme - et je me mets à en vouloir à tout le monde et à craindre tout le monde. J'ai alors le besoin du désert pour redevenir bon.

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