À mesure que la vie dévoile sa nullité à l'homme vieillissant, l'écriture devient un passe-temps à l'intérêt croissant. Auparavant simple exutoire jaculatoire de l'accumulation primitive de puissance ou bien monotone exercice d'entraînement que l'on exécutait machinalement et sans plaisir, l'écriture devient peu à peu cette déchirure dans l'espace-temps à travers laquelle il devient loisible d'oublier, durant quelques minutes, la vanité de toute chose.
Il me semble que plus je vieillirai, plus j'écrirai avec plaisir. D'une part parce que mon corps se mue en une vile structure algique et que dès lors l'inconfort de la position arachnéenne de l'écrivain se dissipe dans la banale souffrance de tout instant, s'égalise pour ainsi dire dans la médiocrité ambiante. D'autre part parce qu'il n'y a plus guère qu'ainsi qu'il devient possible de contempler un tant soit peu de beauté en ce monde. Les lois naturelles, les structures sociales et politiques, enfin les gens, même les plus proches, se révèlent d'une hideur toujours plus grande et l'écriture, aussi pathétique soit-elle, de quelques phrases rythmées sur le papier virtuel d'une énième plateforme à absorber les vies paraît alors briller d'un éclat d'autant plus singulier que rare...
On ne vit pas lorsqu'on écrit, on suspend son existence ainsi que l'infernal processus d'ontogenèse de l'ecceité. On se retire du monde et de sa propre nature pour devenir cet être polymèle fait de tissus de pures relations qu'est la langue. Une pure valeur en somme, c'est-à-dire la sorte de fantôme la plus mystérieuse en notre monde sublunaire.