mardi 18 juillet 2017

Le goût du mouvement

J'écris en lettre noires trempées dans le néant, c'est à dire: j'écris avec la couleur du possible. Je n'écris pas les détails d'une vie physique, et qui je le reconnais pourraient former un bien joli bouquet si je prenais la peine de les assortir, mais j'écris comme on prendrait un négatif de l'âme, j'écris sur l'acte d'écrire et sur le sentiment d'avoir des sentiments. J'écris sur les pensées à propos des pensées, sur la souffrance de la souffrance, j'écris sur ce que c'est de se vivre vivant, de se voir voyant, et de se sentir sentant. Voilà, brique à brique ce que constitue mon entreprise. Il n'y a point là de reconstitution possible de ce qu'est ma psyché à partir de ces morceaux choisis, impossible de démêler là-dedans ce qui n'est qu'un fil perdu et minoritaire, dans l'écheveau d'un destin, des couleurs bien présentes et qui se donnent à voir aux yeux du monde. Il n'y a que moi qui sait ce que cet étrange projet qui est le mien dit vraiment de moi, ce qu'il dit faussement, ce qu'il enjolive ou minore. Rien que moi.

Cette entreprise n'a pas de raison, elle n'a, je crois, ni commencement ni fin - du moins pour moi, puisque jusqu'à la fin je serai le journaliste ténébreux de pensées sélectionnées et produites pour être racontées et mises en poésie. J'écris des poèmes avec la police de la raison, avec les règles de la logique qui sont tout ce que je connais de plus naturel et ce depuis que mon oeil est ouvert. Pourquoi fais-je çela? Je ne sais pas grand chose de ces questions métaphysiques et ineptes, au jeu du pourquoi l'on remonte indéfiniment à des causes toujours antérieures, on régresse à l'infini (dieu que cette expression est belle). Je sais que je ne sais pas pourquoi je veux ce que je veux, je suis simplement le spectateur de ce qui s'accomplit, le narrateur qui ne sait pourquoi sa voix s'échappe de lui-même, ni pourquoi c'est toujours cette même musique en mineure qu'elle s'évertue à explorer dans d'infinies créations.

J'écris la souffrance de la lucidité, j'écris le tourment d'exister, j'écris la conscience de la finitude, je relate les fins, les pertes, les deuils, je parle de destruction tout en étant conscient que ce ne sont que des jugements relatifs et qu'en toute fin git un début, que toute perte recèle un gain. Pourquoi l'écriture s'est-elle aiguillée sur cette voix là, qui n'en est qu'une dans le concert d'une identité? Je ne saurais vous dire. Ma prose est une liane qui s'est si bien intriquée à cette tonalité de mon existence que je ne peux même plus la distinguer de l'arbre. Je pleure en prose et souffre en poèmes. Mes révoltes sont des coups de tambour et mon tourment une gamme infinie.

Que vous dire de plus, que me dire de plus...? Car ne nous y trompons pas, c'est d'abord pour soi-même que l'on écrit, puis pour un éventuel reste du monde qui n'est jamais que la projection de nos phantasmes. Je ne sais si d'autres lecteurs que moi ressentent par les mots des autres la même violence sentimentale qui m'étreint lorsque je lis par exemple un Pessoa. Tourment fraternel qui me noue le coeur à l'âme et me fait chavirer de ma déroute, me plonge dans l'extase d'un sentiment qui est pareil à l'amour: c'est que, voyez-vous, il est des auteurs qui pénètrent jusqu'aux tréfonds de vous-même, et vont chercher des fragments d'une vérité que vous n'avez su ou voulu voir. Serai-je un jour celui-là pour quelques enfants à venir qui comme moi se sont emmurés très tôt dans le silence verbeux des mots, dans le contraste entre la plénitude, paradoxalement perçue comme une vacuité, de la page blanche et la béance abyssale du noir des mots, paradoxalement jugés comme porteur de quelque chose. Serai-je encore pertinent dans quelques années, pour des âmes à venir, si tout cet amas de mots que j'ai formé perdure alors jusque là, dans un avenir incertain; et si, deuxième condition, ces lettres qui dorment sagement bien en rang se décident enfin à prendre la tangente, à s'envoler aux quatre coins du globe d'un coup de tête, d'un coup de vent, juste pour voir si la musique qu'ils composent trouvent des interprètes enclins à les faire danser sur leur propre tempo.

Ma temporalité, un de ces jours, finira. Et j'e dois faire l'aveu, un peu à contre-coeur, que j'aimerais savoir qu'elle aura quelque écho, qu'elle finira peut-être par se réveiller dans quelque âme en chantier, peut-être pour s'apercevoir qu'elle n'avait jamais réellement cessée alors; et que, peut-être encore, nous sommes, pour certaines lignées d'hommes, les moments d'un seul et même élan vital qui se retrouve dans l'expression des autres et nous fait vivre alors la quintessence de ce qu'est l'art.

En attendant, moi, je continue mon petit cinéma, mes balades mélancoliques sous des cieux en poèmes, mes fredonnements sceptiques - et j'emploie volontairement le mot sceptique à la place de philosophique, car le scepticisme est pour moi une forme supérieure de la philosophie, il est une méta philosophie.

Tout cela ne sert à rien? Qu'à cela ne tienne. Tout cela restera celée dans un coffre virtuel et seule une poignée de caboches auront imprimé cela sur la toile de leur cinéma intime? Soit. À quoi bon arrêter désormais, j'ai le goût du mouvement.

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