samedi 28 janvier 2017

La connaissance, le relativisme et le sceptique (3)

Faut-il pour autant cesser toute recherche de la vérité? Est-ce bien là ce à quoi nous enjoint le scepticisme? C'est une possibilité, c'est d'ailleurs la première forme de scepticisme des Anciens, celle de Pyrrhon et celle de Timon. L'adiaphorie par l'indifférence à toute recherche théorique. Cette école s'apparente plus à un renoncement (et ne voyez dans cette expression nul jugement de valeur) et si elle est une conséquence loisible du scepticisme elle n'est en rien un chemin nécessaire ni évident.

La voie sceptique mène à l'effondrement du concept de vérité épistémologique (ou plutôt de ses fondements), du moins dans son acception fantasmée et trop longtemps admise. Toutefois, elle laisse subsister un concept de vraisemblance qui s'avère indispensable pour contrecarrer l'effet sclérosant du doute. S'il est loisible de produire un tel concept à partir du scepticisme, c'est précisément parce que le scepticisme jette le doute sur chaque doctrine, y compris sur celle qui consiste à dire qu'il n'existe pas de vérité épistémologique (doctrine qui ne s'apparente pas, rappelons-le, au scepticisme puisqu'elle le contredit comme toute doctrine affirmée). Toutefois, il faut noter que ce même critère de vraisemblance mène le penseur à regarder, avec les éléments dont il dispose, la connaissance en tant que découverte de la chose en soi comme impossible par nature, bien qu'il ne puisse qu'incliner pour cette hypothèse, sans l'étayer d'aucune certitude apodictique.

Attention, remarquons ici que la pensée sceptique n'élimine la vérité apodictique que dans les domaines de la physique et de la métaphysique. Au sein d'une science, telle que les mathématiques par exemple, il est tout à fait loisible, voire nécessaire, que des vérités apodictiques existent.

Si le raisonnement initial nous a mené à douter de la possibilité d'une connaissance de la chose en soi et à contempler notre manque de moyen voire notre incapacité fondamentale à approcher d'une vérité quelconque en ce domaine (autrement dit notre incapacité structurelle, apparemment naturelle et a priori, à se doter de critères non relatifs), on est en droit de se demander d'où peut bien tirer sa légitimité un concept de vraisemblance. Vous objecterez à juste titre que: si les termes de la relation (sujet-objet) existent en nombre infini, l'on n'est pas plus avancé en en réunissant un que mille. À cela, deux réponses sont possibles: d'une part, nous ne savons pas si les termes de la relation à un objet donné existent en nombre infini, la science pour le moment ne tranche pas sur le sujet de l'infinité de l'univers bien qu'une déduction logique semble nous faire incliner pour ce cas de figure. Deuxièmement, quand bien même les termes existeraient bien en nombre infini, c'est précisément l'entrelacement des fils que forment chaque relation entre un sujet et un objet qui permet d'enrichir son point de vue et de sortir du dogmatisme totalitaire que pourrait représenter la connaissance d'un seul point de vue (ou l'attrait de sa prédominance pour certains). Autrement dit, à défaut de ne pas pouvoir devenir le point de vue de tous les points de vue, c'est à dire de ne pas pouvoir détenir La vérité, on peut tendre vers lui dans un voyage dont le but réside dans le mouvement lui-même, mouvement qui consiste à sortir d'une erreur pour entrer dans une autre, mais plus riche.

Une objection légitime est celle qui consiste à dire que par rapport à l'infini, un point de vue ou mille ne changent rien, mais l'homme fonctionne rarement dans un horizon indéfini, il part plus volontiers d'une base. Dans notre cas, la base est le niveau zéro, celui d'un seul point de vue, et par rapport à lui, tout point de vue nouveau s'accumule et produit une richesse épistémique bien réelle ("si tu ne sais pas où tu vas, regardes d'où tu viens").

En cela, le scepticisme encourage au mouvement, à la découverte de points de vue toujours nouveaux qui permettront de résister à la tentation du sédentarisme intellectuel et du pourrissement dogmatique. La pensée sceptique est créatrice de relations parce qu'elle s'en nourrit littéralement. L'esprit, et plus particulièrement la raison, est comme un corps, il a besoin de s'alimenter d'une nourriture variée, c'est précisément ce que sont les doctrines, propositions et divers concepts que l'humain peut élaborer. Ainsi, comme dans un écosystème, on préfèrera la richesse des éléments qui le compose plutôt que la pauvreté (ainsi se dissolvent les pouvoirs totalitaires). Pour progresser, l'esprit sceptique a besoin de se confronter sans cesse à de nouvelles thèses, il est donc grandement favorable à la continuation de la recherche. À vrai dire le scepticisme est une méthode de recherche de la vérité absolument enrichissante pour la science, elle agit comme une sorte de sélection naturelle et élimine tout ce qui ne semble pas cohérent.

Ceci implique que le scepticisme n'est pas une négation absolue (ce qu'il n'a jamais été), mais qu'il tend plutôt à dégager des vraisemblances, des probabilités. Il conserve ce qui semble résister, pour le moment, à sa méthode d'arraisonnement, et se sert de ces jalons temporaires pour avancer, tout en restant conscient de leur statut d'hypothèses fragiles - on remarque là que c'est exactement ce que fait la science qui est par essence sceptique bien que d'aucuns trop souvent l'oublient. Prenons une analogie: chaque relation sujet-objet constitue un fil, certains fils ne s'accordent pas ensemble et s'annulent quand d'autres s'entremêlent et se consolident mutuellement. Plus une corde est composée d'un nombre important de fils entrelacés, plus elle sera difficile à annuler (isosthénie) voire à rompre.

Par ailleurs, il semble bien que le scepticisme soit l'application pure et simple de la logique, qu'il n'est donc pas une doctrine mais une pure méthode, comme l'est la logique ou la dialectique (qui est la forme logique du raisonnement philosophique). Pour cela, le scepticisme n'hésite pas à se mettre en doute et s'il se sert d'axiomes pour une démonstration, les rend au final à leur statut d'hypothèses dubitatives. Par conséquent il est impossible de se réclamer du scepticisme pour parvenir à une doctrine positive quelconque, c'est d'ailleurs bien souvent ce qui lui a été reproché. Reproche-t-on pourtant à la dialectique d'être aporétique (ce qu'elle est)? Il ne faut pas confondre la méthode avec la doctrine car deux doctrines opposées peuvent avoir été bâties à partir d'une même méthode sans produire par là d'anomalie particulière.

Une méthode doit s'appliquer sur des éléments, sans quoi elle ne produit rien, ne mène à rien, voire n'existe pas puisqu'elle ne produit aucun effet. Pour cela, le scepticisme part des assertions du sens commun, ou de doctrines déjà établies pour les mettre à l'épreuve dans leur cohérence interne, en utilisant leur axiomatique et en examinant la validité des liaisons de propositions entre elles, ou bien en les mettant en perspective avec des données qu'elles n'avaient pas prises en compte. Mais l'isosthénie qui peut mener à une forme de doute absolu, est difficile à atteindre, et bien plus souvent, la méthode sceptique parvient à éradiquer les doctrines incohérentes (soit de manière interne, c'est à dire dans l'ordre qui en régit les parties, soit de manière externe, c'est à dire dans l'ordre qui permet de l'agencer avec les autres éléments d'un épistémè - c'est encore une fois le holisme de la science), et à consolider certaines pour lesquelles les infirmations sont plus faibles que les affirmations (cordes plus solides).

Vous me direz, si l'on applique purement et simplement la dialectique qui nous a mené à douter d'une connaissance physique apodictique, cela n'est pas possible, ou alors cela sous-entend que nous ignorons (délibérément ou non) les éléments nous permettant d'opposer à ses propositions une contradiction de force égale. Ce peut être le cas de fait, mais en droit ce n'est pas le cas pour les raisons qui vont être exposées.

La logique (dont on s'est servi jusqu'à présent) semble consubstantielle à l'homme, il est probable qu'elle se manifeste dès la perception sensible (thèse développée ici). L'homme est une forme transcendantale (ou un sujet mais l'emploi de ce terme peut prêter à confusion, celui-ci étant trop surdéterminé par l'histoire de la philosophie) au sens kantien (tout sujet est une forme transcendantale), c'est à dire que ses caractéristiques intrinsèques (ses formes) déterminent la complexion de la relation qu'il entretient au réel, autrement dit elles constituent à partir de leur nature l'objet censé représenter le réel, la chose en soi. Cette base psycho-sensible de l'homme ne peut être reniée puisqu'elle est la condition de possibilité du raisonnement, et donc du doute. La détruire c'est détruire le discours. C'est effectivement un des chemins possibles qu'ouvre le scepticisme, mais au milieu de tant d'autres en nombre indéfini. Emprunter cette route n'est donc pas une conséquence nécessaire, mais un choix (qui dès lors s'opère à partir du critère de vraisemblance).

Cette base psycho-sensible est donc la seule vérité absolue (pour nous) que nous possédions., c'est à dire le seul critère non relatif (la sensation est la seule vérité absolue à laquelle nous ayons accès). En effet la sensation est antélogique, elle s'impose à nous et il faut un travail rétrospectif pour parvenir à douter de son statut, c'est à dire pour en faire un objet (et donc potentiellement une inadéquation avec la chose).  En ce sens, elle est une évidence, elle est une forme d'axiome nécessaire, c'est à dire qu'il ne nous revient pas de poser puisqu'il s'impose à nous comme condition même de notre expérience, comme fondement de notre être.  Mais même la sensation peut déchoir de son statut de vérité dès lors qu'elle devient objectivée et par conséquent sort de son caractère immédiat pour devenir médiatisée au sien d'une relation. Nous parvenons à faire cela en liant les vécus immédiats et absolus (les sensations) entre eux par la mémoire et les concepts.

La perception, elle, est déjà l'ordonnancement des sensations à partir de règles et structures que sont les concepts. Ici, je m'appuie sur les remarquables de travaux de Kant pour la vraisemblance qui semble les caractériser.

Enfin, plus loin dans l'abstraction nous avons le langage qui vient s'introduire dans la perception en s'y surimposant. Au point même qu'il arrive (et des expériences le prouvent) chez un sujet qu'un mot placé sur un objet prédomine sur l'objet lui-même au point de s'y substituer. Pour l'homme, bien souvent la carte devient le territoire. L'homme s'est constitué comme un être de signe, et il ne comprend que son propre langage.

On peut se passer du langage mais pas des étages inférieurs qui constituent le fondement de l'expérience (sans perception des distances, sans connaissance de la causalité, etc., l'homme ne pourrait survivre). L'expérience nous a montré, et nous montre, que le langage n'est pas indispensable à l'expérience humaine. L'expérience, ou plutôt ses conditions de possibilité, semblent donc ressortir comme étant le fondement imposé, nécessaire de l'existence humaine; ce qui revient en somme à une tautologie: si l'expérience humaine est constituée de sensations agencées en perceptions qu'ordonnent les concepts, il est logique (tautologique) de dire que les sensations, perceptions et concepts sont indispensables à l'expérience humaine, puisqu'ils en sont les constituants...

Il est donc naturel qu'on se serve de l'expérience comme critère, si ce n'est fondamental du moins prioritaire, pour la science. En effet, rien ne sert de remettre en doute la validité épistémologique de l'expérience humaine comme étant potentiellement inapte à décrire le réel puisque ce doute même est permis par cette expérience. Il peut cependant être intéressant et stimulant, d'imaginer une métamorphose ontique afin de penser le problème du réel à travers d'autres formes transcendantales possibles. Cela dit, cette opération imaginaire étant peu concevable en pratique, il est plus cohérent d'endosser les limites de la subjectivité tout en enrichissant celle-ci par un déplacement perpétuel, et par conséquent un retissage incessant des relations sujet-objet. À la manière pointilliste, l'objet qui se dessine alors, s'il conserve les caractéristiques imposées par nos formes transcendantales, ne cesse du moins de s'étoffer et d'offrir une richesse accrue. L'esprit possède lui aussi son appétit, ses mets sont les savoirs (qui sont des points de vues) et le processus d'alimentation se nomme apprentissage, le plaisir que ce dernier procure à l'esprit est, à mon sens, bien supérieur au simple plaisir physiologique procuré par l'alimentation.

Une des forces de l'expérience, c'est qu'elle constitue en soi une donnée supplémentaire, c'est à un dire un point de vue supplémentaire. En ce sens, elle peut redoubler une théorie, c'est à dire se marier à elle et s'y entremêler pour former une corde plus solide. Si l'on peut douter du bien fondé de la vraisemblance (dans le cadre d'une pensée sceptique), on le fait de manière purement théorique, en opposant à l'enrichissement du sujet (prôné par la vraisemblance) la masse indéfinie des formes transcendantales possibles qui, par leur simple mention remettent en question la pertinence et la légitimité d'un type de sujet unique à rendre compte du réel. Les objets constitués par un sujet sont des anamorphoses, qui plus est des anamorphoses du sujet lui-même, affecté (sensations) par le réel. Dans ce cas là, à quoi bon se fier à elles?

Nous voyons deux raisons à cela. Comme on l'a vu un peu plus haut, il y a deux manières de valider ou réfuter la cohérence d'une théorie: interne et externe. La validation externe se fait par la vérification de la cohérence (cohésion) qui existe entre une théorie et les autres théories d'un épistémè admis d'une part, et entre la théorie et l'expérience d'autre part. Nous avons plus d'éléments à agencer avec l'expérience humaine qu'avec celle d'autres formes de vie (puisque d'elles nous n'avons pas d'expérience), le poids dialectique des dernières est donc logiquement moindre. Examinons l'exemple du concept d'énergie en physique: nous avons constitué cet objet à l'aide de multiples théories intégrées à un corpus de théories qui forme l'épistémè d'une époque donnée, ainsi qu'à l'aide d'expériences qui permettent de corroborer les anticipations des théories. Il est aisé, et légitime, de remettre en question la pertinence de l'objet ainsi conçu grâce à l'argument des formes transcendantales foraines qui, ne partageant aucune de nos formes, produiraient à partir du même réel un objet totalement différent et inconcevable pour nous. Néanmoins nous avons une donnée supplémentaire qui vient renforcer la vraisemblance de notre propre objet "énergie" puisque nous pouvons contrôler nos théories par l'expérience, et ce faisant assurer une cohérence externe plus large à notre objet qu'à l'objet "autre" que nous sommes en droit d'imaginer, et pour lequel nous ne pouvons nous prévaloir d'aucune expérience. Pour cette raison, puisque des théories corroborent l'expérience humaine, alors que d'autres semblent l'excéder (pour le moment), elles acquièrent forcément plus de poids de par cette intégration au sein d'un épistémè. Leur cohérence externe est plus forte, nous les suivons donc faute de mieux. C'est bien d'ailleurs ce que propose Kant dans son esthétique transcendantale, une véritable expérience sensible pour corroborer ses propos. On notera toutefois la fragilité de l'expérience qui est toujours interprétable à souhait. Il y a une indéfinité de théories et plus généralement d'épistémè au sein desquels une même expérience peut s'intégrer de manière cohérente. C'est donc une donnée à manipuler prudemment et avec scepticisme.

La deuxième raison de se fier au critère de vraisemblance est plus pragmatique: nous vivons dans un monde de phénomènes et nous ne savons pas devenir véritablement autre (c'est à dire devenir d'autres formes transcendantales). Il est donc légitime de s'interroger sur ce monde où nous évoluons, et à travers la poursuite d'un enrichissement des points de vue, de poursuivre l'exploration passionnante des manières dont le réel nous affecte pour produire cette hallucination collective qu'est le monde. La multiplication des relations a des effets notables, on le voit notamment à travers les révolutions de la science appliquée, et l'expérience de ces relations nouvelles que nous tissons avec le réel, si elle ne nous dit pas tout, nous apprend forcément quelque chose de lui, et beaucoup de nous-même (comme si nous regardions tous nos profils dans un miroir, altérions la luminosité, placions des filtres, etc.).

Si je semble conserver l'ontologie relativiste sujet-objet, je rappelle que c'est ma manière d'appliquer le critère de vraisemblance qui m'amène à conserver cette théorie pour base de mes réflexions. D'une part, c'est ce que semble confirmer le rapport, forcément différent, qu'entretiennent les animaux avec le réel (par exemple en comparant l'objet monde d'une chauve-souris et celui d'un humain), et d'autre part je m'inscris pleinement dans la filiation d'un Kant (dont je conseille vivement la lecture de la CRP).

Aucun commentaire: