mercredi 18 janvier 2017

Kripke - Propriétés essentielles

Ce texte ne s'adresse qu'aux lecteurs de Kripke, notamment des deux ouvrages suivants: Naming and necessity et Reference and existence. Il sera difficilement compréhensible, peut-être, pour les autres. Etant un travail ancien (réalisé pour un oral universitaire), la forme est insipide et le contenu peu intéressant. Je mets toutefois ce texte en ligne pour la raison qu'il me sert de référence dans un texte sur la connaissance. Jamais je n'aurais pris la peine d'écrire cela s'il ne m'était pas arrivé la mésaventure de tomber sur le dogmatisme incohérent d'un auteur se disant logicien, et qui visiblement ne maîtrise pas les bases de la logique. Il y aurait tant à réfuter dans les ouvrages en question que je me suis vu contraint de restreindre mon argumentation à quelques points que voilà.

À ceux qui sont tombés sur ce texte par l'article La connaissance, le relativisme et le sceptique, la partie qui vous intéresse est la dernière sur les désignateurs rigides, cependant la lecture intégrale du texte peut être bénéfique à la compréhension du passage en question...



I/ Propriétés essentielles et réalisme ontologique

A/ Les noms de substance comme désignateurs rigides


Les noms de substance (or, fer, etc.), certains noms de phénomènes (chaleur, foudre, etc.) ou bien encore les noms d'espèce (chat, tigre, etc.) doivent être rapprochés des noms propres selon Kripke. En effet, ils ne sont pas des abréviations de descriptions définies censées fournir les propriétés permettant d'identifier l'espèce, la substance ou le phénomène. Il existe une version forte de cette thèse associée à Frege et Russel selon laquelle les noms abrègent des descriptions définies et une version faible selon laquelle son référent est fixé via des descriptions définies.

Pour Kripke, les noms propres sont des désignateurs rigides, c'est à dire qu'ils fixent la référence d'une chose de manière rigide et nécessaire (dans tous les mondes possibles) par un lien métaphysique et non pas une description dont le référent peut varier. Il en va de même pour les noms d'espèce et de substance : ils sont fixés rigidement, habituellement lors d'un baptême initial via un échantillon de particuliers censés identifier l'espèce (ou la substance). Par exemple l'espèce des tigres a été conçu par identification d'animaux semblant présenter les mêmes qualités, de telle manière qu'ils étaient candidats pour fonder une nouvelle espèce.

Ainsi la référence du nom « tigre » n'est pas fixée par des descriptions (telles que animal quadrupède de couleur jaune fauve, etc.) mais par un échantillon originaire de particuliers supposés former l'espèce. La référence du nom est donc l'ensemble formé par chaque instance de l’espèce ou du matériau dans l’échantillon originaire. Kripke dira :  « Un nom d’espèce naturelle dans le discours a quelque fonction pareille au nom propre – c’est à dire qu’il réfère aux choses de même substance ou espèces ou quoi que ce soit, en tant que « l’espèce d’animal donnée par cet échantillon originaire ». » (R&E, p. 45).

Par conséquent la description faisant figurer d'éventuelles propriétés essentielles permettant d'identifier l'espèce peut être formulée a posteriori par des découvertes scientifiques ultérieures. Ces propriétés essentielles une fois révélées, deviennent le représentant de l'échantillon originaire et permettent de valider l'insertion de nouveaux individus au sein de l'espèce identifiée, autrement dit elles permettent d'enrichir l'échantillon initial par de nouveaux membres.

B/ Le présupposé du réalisme ontologique ?


La thèse des propriétés essentielles que développe Kripke engage un lourd présupposé philosophique, à savoir celle d’un réalisme ontologique bien que l’auteur ne l’exprime ni ne le développe explicitement. On trouve une illustration claire de ce réalisme dans la troisième conférence de Naming and necessity lorsque l’auteur identifie objectivement la lumière avec les photons, indépendamment de toute dimension épistémologique. Ainsi, pour Kripke, la lumière ayant été découverte, et analysée en terme de photons, nous ne pourrions pas dire que la lumière n’existe pas si les humains perdaient soudainement la vue (NN p. 129 LNP p. 118) : « Imaginez une situation dans laquelle les êtres humains seraient aveugles ou que leur yeux ne fonctionnent pas. Ils ne seraient pas affectés par la lumière. Aurait-ce été une situation dans laquelle la lumière n’existait pas ? Il me semble que non. » En effet, la lumière existerait toujours, bien que nous ne puissions plus être affectés par elle et la découverte du photon est le dévoilement de la nature objective de la lumière : que l’on puisse être affecté par les photons ou non, ils n’en continueraient pas moins d’exister.

Pour appuyer un peu plus son argument, Kripke prend l’exemple de personnes chez qui la lumière provoquerait une sensation de chaleur, et qui associeraient par conséquent la lumière à une sensation totalement différente de la nôtre. Il ne s’ensuivrait pas que la lumière deviendrait de la chaleur, la lumière demeurerait ce qu’elle était, la terme faisant toujours référence à la même substance, à savoir les photons, indépendamment de la manière dont elle peut nous affecter (qui est contingente).

C/ Propriétés essentielles


Du réalisme à la thèse des propriétés essentielles, il n’y a qu’un pas que l’auteur franchit et c’est la science qui permet une telle prouesse. Toujours dans le cas de la lumière, la nature objective du phénomène a pu être dévoilée : sa propriété essentielle et métaphysique est d’être constitué de photons. Bien qu’étant une découverte a posteriori, la propriété qui est ainsi révélée n’en est pas moins nécessaire : elle dévoile les propriétés essentielles du phénomène en question, propriétés qui l’identifient dans tous les mondes possibles.

On note donc un certain réalisme de Kripke qui se traduit sous la forme de deux assertions :
  • il existe un monde indépendant de notre faculté à le percevoir ou à en être affecté (donc indépendant de nos facultés épistémiques).
  • Ce monde est connaissable dans ses propriétés essentielles, c’est à dire métaphysiques, pour reprendre un terme utilisé par l’auteur et qui semble signifier [ intrinsèque à la chose, indépendant de nos facultés cognitives ].


II/ Apories du réalisme


A/ Réalisme ou idéalisme



Témoigner de l’existence d’une chose, par exemple de la lumière, nécessite en premier lieu de pouvoir en être affecté. Dans l’exemple de Kripke pourtant (LDN p. 118), il est présupposé qu’une humanité n’ayant pas la possibilité, depuis ses origines et de toute éternité pour ainsi dire, d’être affectée par la lumière, serait un fait qui n’invaliderait pas l’existence de la lumière. Une telle assertion n’est pourtant possible qu’après avoir découvert l’existence de la lumière, c’est à dire depuis notre monde où l’homme a pu prendre connaissance du phénomène par sa capacité à en être affecté. Il semble que rien ne nous permette de dire que ce dont nous ne pouvons être affecté existe malgré tout.

Certes la manière dont une chose nous affecte est contingente, cependant il est nécessaire d’être affecté par une chose afin d’en connaître l’existence, du moins initialement. Si personne n’avait été affecté par la lumière, il aurait été impossible d’affirmer qu’une telle chose existe. On peut d’ailleurs ici se référer à l’expérience de la physique quantique qui montre à quel point il est hasardeux de s’aventurer à vouloir connaître la nature des choses indépendamment de l’observation et des capacités épistémiques dont nous sommes pourvus. Ce débat a opposé Bohr à Einstein (article EPR). Aujourd’hui, on ne peut trancher la question dans un sens ou dans l’autre (par exemple la dualité onde-corpuscule est le signe de l’inadéquation de nos modèle descriptifs lorsqu’il s’agit de concevoir des objets à l’échelle de la particule ; Levy-Leblond et Balibar proposent donc de remplacer les termes d’onde et de particule par celui de quanton, évitant par là la confusion induite par les représentations antinomiques d’une onde et d’une particule. On peut aussi prendre l’exemple du principe d’indétermination qui nous empêche de connaître l’état d’une particule hors du moment de son observation, celle-ci étant alors dans une superposition d'états). Il semble bien que le monde nous soit connaissable seulement par le biais des configurations que nous mettons à sa disposition à l’aide des instruments de mesure. C’est d’ailleurs un problème bien connu de la physique quantique qui fait de l’observateur une partie intégrante du système ou dispositif d’observation, déterminant à sa manière l’état de l’observé.


B/ Le problème des propriétés essentielles


L'objectivité absolue ou essence

La tentative de la science d’accéder à une essentialité des objets qu’elle analyse n’est nullement couronnée de succès et le résultat ne constitue pas une réussite indiscutable. Tout au contraire, tout au long de l’histoire de la science, des modèles n’ont eu de cesse d’être détruit pour laisser la place à de nouveaux : de la physique classique à la physique quantique, de la classification des éléments par la masse des particules au nombre de protons, de la matière connue comme étant pourvue d’une masse à la découverte du boson de Higgs qui fait de la masse une propriété extrinsèque à la matière, l’histoire de la science est une succession de modèles, souvent incompatibles les uns avec les autres (théorie des cordes ou gravitation quantique à boucle ?) qui témoignent de la nature conventionnelle de la science et d'un certain holisme épistémologique (Duhem). Ce holisme fait déchoir le statut essentiel des propriétés décrites par la science, celles-ci sont des modèles qui s'intègrent avec cohérence dans un paradigme scientifique déterminé et non un attribut absolu de la chose en soi. Ainsi le paradigme métaphysique auquel la science semble donner accès, selon Kripke, reste une idée, un idéal que la science cherche à atteindre sans toutefois y parvenir.

Les instruments ne sont pas une description essentielle de la réalité qu’ils sondent bien qu’ils permettent d’étendre le spectre de nos capacités perceptives. En effet, l’homme ne peut voir les rayons infrarouge mais s’est pourtant doté d’outils permettant de retranscrire dans un spectre visible les effets du rayonnement infrarouge. Ainsi l’homme étend sa capacité sensible à l’aide des outils mais ne peut accéder qu’à des reconstitutions au sein de ses capacités sensitives intrinsèques limitées. Le point de vue scientifique s'apparente à la poursuite d'un point de vue de tous les points de vue, la science se veut une méta-référence mais ce projet est précisément indéfini en son essence et ne semble se concevoir qu'en voie de réalisation et jamais vraiment achevé.

Prenons un exemple contredisant la thèse de la structure atomique des éléments comme propriété essentielle de ceux-ci. Imaginons que l’on descende plus bas que les quarks (dans la connaissance des constituants élémentaires de la matière) et que l’on découvre, par exemple, les énergions. On s’aperçoit que chaque particule (dont les protons) est composée d’énergions et que le nombre d’énergions qui forment une particule altère fortement les propriétés de cette dernière dans différentes conditions (telles que des températures très basses, ou des vitesses élevées, etc.). Ainsi on s’aperçoit que les protons sont en fait de deux espèces : un composé de 28 énergions dans chaque proton ou bien un composé de 29 énergions, les deux configurations ayant des propriétés suffisamment différentes pour qu’elles distinguent chacune un élément particulier. Dans un tel cas de figure, on pourrait alors dresser un nouvau tableau périodique indexé non plus sur le nombre de protons dans un noyau atomique, mais sur le nombre d’énergions dans le noyau. Ce qui était donc connu pour être un élément bien particulier, par exemple l’or s’avère être en fait deux éléments bien distincts, le nombre de protons n’étant plus qu’une description obsolète.

Il faut rappeler que nul n'a pu observer d'atomes et encore moins des protons (le microscope à effet tunnel détecte l’effet électronique et reconstitue la particule supposée à partir de cet effet, mais une théorie concurrente pourrait parfaitement décrire la cause de cet effet à l’aide d’un autre modèle), ainsi une théorie des propriétés essentielles des éléments se basant sur la nombre de protons dans un noyau atomique se base sur une reconstitution, une modélisation à partir d'effets mesurés. Kripke n’hésite pas d'ailleurs à envisager l’hypothèse selon laquelle le modèle atomique s’avérerait faux (LNP p. 112) mais maintient tout de même le caractère nécessaire des propriétés essentielles jusqu’à ce que la théorie qui en permet la stipulation soit falsifiée. Il semble donc bien que la théorie des propriétés essentielles repose sur une cohérence purement descriptive : tant qu’une théorie n’est pas falsifiée, elle permet d’énoncer ce qui est nécessaire ou non, elle est le cadre de référence à partir duquel les énoncés sont analysés.

Dimension métaphysique et nécessité

En plusieurs endroits, Kripke illustre par des exemples ses concepts de nécessité et de métaphysique qui sous-tendent la thèse des propriétés essentielles : « Etant donné que les chats sont en fait des animaux(...) » (LNP p. 114-115), « (...)à partir du moment où nous savons que c'est un objet composé de molécules – que c'est la nature intime de la substance dont il est fait(...) » (LNP p. 115), « Nous avons découvert un phénomène qui, dans tous les mondes possibles, est le mouvement moléculaire, parce que telle est sa nature. » (LNP p. 121). Chacun de ces termes marque le caractère métaphysique et nécessaire, l'homme est parvenu dans ces cas à découvrir l'essence, la nature intrinsèque des objets étudiés (indépendante de ces facultés cognitives), mais quel est le critère de ce caractère métaphysique ? Si la nécessité est bien un caractère que l'homme découvre dans les choses et qui n'est pas le sceau d'une connaissance a priori (cf Kant), alors, et nous reprenons Hume, qu'est-ce qui permet à l'homme d'être certain du caractère nécessaire de sa découverte ? A-t-il pu tester cette nécessité dans tous les cas possibles et imaginables ? Ce problème qui a conduit Kant à identifier la nécessité avec l'a priori est déplacé par Kripke : une chose est supposée ou admise comme nécessaire jusqu'à falsification de ce caractère de nécessité. On peut reprendre l'exemple du modèle atomique pour mieux cerner ce procédé de Kripke (LNP p. 112) : si le modèle atomique était certain alors il aurait été nécessaire de toute éternité que l'or ait le numéro atomique 79. Mais si le modèle atomique s'avère être faux, alors ce qui était nécessaire s'avère être contingent, ce qui est contradictoire. Le seul moyen d'assurer la nécessité est de la fixer éternellement par l'aprioricité, ce que Kant avait bien perçu en réponse à Hume. Ce qui est nécessaire est nécessairement a priori sous peine de :
  • s'avérer contingent un jour ou l'autre
  • ne pouvoir être affirmé nécessaire.
Ainsi on replace la nécessité dans la description, et donc du côté de l'épistémique, plutôt que dans la chose en elle-même (dimension métaphysique).


C/ Un concept peut-il faire l'objet d'une désignation rigide ?


On pourrait très bien garder le nom or pour fixer un des deux éléments récemment distingués, mais alors, précisément on brise la rigidité de la désignation. On pourrait même imaginer qu’après des milliers d’années de recherches scientifiques, cette opération se soit répétée un nombre suffisant de fois pour que le mot « or » ne désigne plus qu’un cas particulier de l’échantillon originaire. Ainsi la référence du nom ne semble pas fixée rigidement sur la chose mais bel et bien sur une description puisque « la chose » ou « la substance » ne désigne précisément rien d’autre que la description d’un phénomène, description qui seule permet de l’isoler et de le distinguer en tant qu’objet de référence. En effet, dire « cette chose là » revient à isoler quel objet ? Si l'on montre l'objet qui instancie présentement le concept d'homme et qu'on ne le précise pas, montre-t-on un membre, la surface de l'homme ou bien comprend-on aussi ses organes ? Quid de ses pensées, faut-il les comprendre dans le concept de « cette chose là » ?

En outre, le concept d’espèce est soumis à une définition possiblement fluctuante bien que l’acception la plus communément admise est celle d’Ernst Mayr et se base sur la capacité à se reproduire, par conséquent sur la possible transmission du génotype entre différents individus via la reproduction. Mais le concept d’espèce a une histoire et n’est pas univoque ce qui vient encore fragiliser la théorie linguistique de la fixation de la référence des noms d’espèces par désignation rigide à partir d’un échantillon originaire. Il semble que ce qui permet de fixer la référence d’un nom d’espèce est bel et bien un échantillon d’individus, que l’on a voulu utiliser comme canon pour la définition de l’espèce, couplé à une description, seule à même de fixer la référence de manière « nécessaire » et « rigide ». Cette description comprend d’une part ce que le concept d’espèce décrit, et d’autre part, la caractéristique singularisante propre à l’espèce qui correspond à un niveau de description fixé par le concept même d’espèce. Par exemple si une espèce est définie par une séquence ADN commune à tous ses membres, la caractéristique singularisante qui sera utilisée par la description de l’espèce étudiée sera précisément une description du génotype. À l’inverse, si le concept d’espèce était fondé sur le phénotype, c’est à ce niveau que les propriétés singularisantes d’une espèce seraient recherchées. Ainsi, tout est description : de la sélection d’un groupe d’individus animaux (qui nécessite un concept de l’animal permettant d’isoler des individus appartenant à ce genre) à leur classement dans une espèce définie à l’aide de propriétés jugées essentielles. Il semble donc bien que la définition du concept d’espèce ne soit pas si triviale que Kripke veut bien le laisser entendre (cf p. 125).




Pour montrer à quel point la définition du concept n'est pas triviale, il suffit de souligner l'impossibilité de trouver des universels dans la nature. Or le passage d'un échantillon de particuliers à l'universel de l'espèce est précisément une abstraction descriptive permise notamment par le langage. Lors du baptême initial, l'échantillon ne contient que des particuliers irréductibles entre eux, seul la subsomption sous un concept propre à synthétiser des descriptions suffisamment générales permet de passer de ces particuliers à l'idée d'une espèce à laquelle ils appartiennent. Ce procédé n'est possible qu'à l'aide d'une abstraction et c'est précisément cette abstraction (ce concept) qui fixera la référence du nom et pas les particuliers réunis dans l'échantillon originaire. Réfuter cela et affirmer que le référent est bien l'échantillon initial d'individus revient à agréer au fait que l'espèce est définie dès la nomination de l'échantillon, en dehors de tous critères tels que les propriétés essentielles, ce que Kripke critique en réfutant la pertinence de la description en faveur de la découverte de propriétés essentielles. Si le critère devient discriminant, alors la référence du nom est nécessairement fixée par ce critère et non directement et rigidement par le nom, auquel cas l'espèce n'est définie que par l'échantillon de base et ne peut s'enrichir d'individus nouveaux et encore moins rejeter des individus de l'échantillon originaire (car selon quel critère serait-il légitime de le faire ?).

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