À ceux qui sont tombés sur ce texte par l'article La connaissance, le relativisme et le sceptique, la partie qui vous intéresse est la dernière sur les désignateurs rigides, cependant la lecture intégrale du texte peut être bénéfique à la compréhension du passage en question...
I/ Propriétés essentielles et réalisme ontologique
A/ Les noms de substance comme désignateurs rigides
Les noms de substance (or, fer, etc.),
certains noms de phénomènes (chaleur, foudre, etc.) ou bien encore
les noms d'espèce (chat, tigre, etc.) doivent être rapprochés des
noms propres selon Kripke. En effet, ils ne sont pas des abréviations
de descriptions définies censées fournir les propriétés
permettant d'identifier l'espèce, la substance ou le phénomène. Il
existe une version forte de cette thèse associée à Frege et Russel
selon laquelle les noms abrègent des descriptions définies et une
version faible selon laquelle son référent est fixé via des
descriptions définies.
Pour Kripke, les noms propres sont des
désignateurs rigides, c'est à dire qu'ils fixent la référence
d'une chose de manière rigide et nécessaire (dans tous les mondes
possibles) par un lien métaphysique et non pas une description dont
le référent peut varier. Il en va de même pour les noms d'espèce
et de substance : ils sont fixés rigidement, habituellement
lors d'un baptême initial via un échantillon de particuliers censés
identifier l'espèce (ou la substance). Par exemple l'espèce des
tigres a été conçu par identification d'animaux semblant présenter
les mêmes qualités, de telle manière qu'ils étaient candidats
pour fonder une nouvelle espèce.
Ainsi la référence du nom « tigre »
n'est pas fixée par des descriptions (telles que animal quadrupède
de couleur jaune fauve, etc.) mais par un échantillon originaire de
particuliers supposés former l'espèce. La référence du nom est
donc l'ensemble formé par chaque instance de l’espèce ou du
matériau dans l’échantillon originaire. Kripke dira :
« Un nom d’espèce naturelle dans le discours a quelque
fonction pareille au nom propre – c’est à dire qu’il réfère
aux choses de même substance ou espèces ou quoi que ce soit, en
tant que « l’espèce
d’animal donnée par cet échantillon originaire ». »
(R&E, p. 45).
Par conséquent la description faisant
figurer d'éventuelles propriétés essentielles permettant
d'identifier l'espèce peut être formulée a posteriori par des
découvertes scientifiques ultérieures. Ces propriétés
essentielles une fois révélées, deviennent le représentant de
l'échantillon originaire et permettent de valider l'insertion de
nouveaux individus au sein de l'espèce identifiée, autrement dit
elles permettent d'enrichir l'échantillon initial par de nouveaux
membres.
B/ Le présupposé du réalisme ontologique ?
La thèse des propriétés essentielles
que développe Kripke engage un lourd présupposé philosophique, à
savoir celle d’un réalisme ontologique bien que l’auteur ne
l’exprime ni ne le développe explicitement. On trouve une
illustration claire de ce réalisme dans la troisième conférence de
Naming and necessity lorsque l’auteur identifie
objectivement la lumière avec les photons, indépendamment de toute
dimension épistémologique. Ainsi, pour Kripke, la lumière ayant
été découverte, et analysée en terme de photons, nous ne
pourrions pas dire que la lumière n’existe pas si les humains
perdaient soudainement la vue (NN p. 129 LNP p. 118) :
« Imaginez une situation dans laquelle les êtres humains
seraient aveugles ou que leur yeux ne fonctionnent pas. Ils ne
seraient pas affectés par la lumière. Aurait-ce été une situation
dans laquelle la lumière n’existait pas ? Il me semble que
non. » En effet, la lumière existerait toujours, bien
que nous ne puissions plus être affectés par elle et la découverte
du photon est le dévoilement de la nature objective de la lumière :
que l’on puisse être affecté par les photons ou non, ils n’en
continueraient pas moins d’exister.
Pour appuyer un peu plus son argument,
Kripke prend l’exemple de personnes chez qui la lumière
provoquerait une sensation de chaleur, et qui associeraient par
conséquent la lumière à une sensation totalement différente de la
nôtre. Il ne s’ensuivrait pas que la lumière deviendrait de la
chaleur, la lumière demeurerait ce qu’elle était, la terme
faisant toujours référence à la même substance, à savoir les
photons, indépendamment de la manière dont elle peut nous affecter
(qui est contingente).
C/ Propriétés essentielles
Du réalisme à la thèse des
propriétés essentielles, il n’y a qu’un pas que l’auteur
franchit et c’est la science qui permet une telle prouesse.
Toujours dans le cas de la lumière, la nature objective du phénomène
a pu être dévoilée : sa propriété essentielle et
métaphysique est d’être constitué de photons. Bien qu’étant
une découverte a posteriori, la propriété qui est ainsi révélée
n’en est pas moins nécessaire : elle dévoile les propriétés
essentielles du phénomène en question, propriétés qui
l’identifient dans tous les mondes possibles.
On note donc un certain réalisme de
Kripke qui se traduit sous la forme de deux assertions :
- il existe un monde indépendant de notre faculté à le percevoir ou à en être affecté (donc indépendant de nos facultés épistémiques).
- Ce monde est connaissable dans ses propriétés essentielles, c’est à dire métaphysiques, pour reprendre un terme utilisé par l’auteur et qui semble signifier [ intrinsèque à la chose, indépendant de nos facultés cognitives ].
II/ Apories du réalisme
A/ Réalisme ou idéalisme
Témoigner
de l’existence d’une chose, par exemple de la lumière, nécessite
en premier lieu de pouvoir en être affecté. Dans l’exemple de
Kripke pourtant (LDN
p. 118), il est présupposé qu’une humanité n’ayant pas la
possibilité, depuis ses origines et de toute éternité pour ainsi
dire, d’être affectée par la lumière, serait un fait qui
n’invaliderait pas l’existence de la lumière. Une telle
assertion n’est pourtant possible qu’après avoir découvert
l’existence de la lumière, c’est à dire depuis notre monde où
l’homme a pu prendre connaissance du phénomène par sa capacité à
en être affecté. Il semble que rien ne nous permette de dire que ce
dont nous ne pouvons être affecté existe malgré tout.
Certes
la manière dont une chose nous affecte est contingente, cependant il
est nécessaire d’être affecté par une chose afin d’en
connaître l’existence, du moins initialement. Si personne n’avait
été affecté par la lumière, il aurait été impossible d’affirmer
qu’une telle chose existe. On peut d’ailleurs ici se référer à
l’expérience de la physique quantique qui montre à quel point il
est hasardeux de s’aventurer à vouloir connaître la nature des
choses indépendamment de l’observation et des capacités
épistémiques dont nous sommes pourvus. Ce débat a opposé Bohr à
Einstein (article EPR). Aujourd’hui, on ne peut trancher la
question dans un sens ou dans l’autre (par exemple la dualité
onde-corpuscule est le signe de l’inadéquation de nos modèle
descriptifs lorsqu’il s’agit de concevoir des objets à l’échelle
de la particule ; Levy-Leblond et Balibar proposent donc de
remplacer les termes d’onde et de particule par celui de quanton,
évitant
par là la confusion induite par les représentations antinomiques
d’une onde et d’une particule. On peut aussi prendre l’exemple
du principe d’indétermination qui nous empêche de connaître
l’état d’une particule hors du moment de son observation,
celle-ci étant alors dans une superposition d'états).
Il semble bien que le monde nous soit connaissable seulement par le
biais des configurations que nous mettons à sa disposition à l’aide
des instruments de mesure. C’est d’ailleurs un problème bien
connu de la physique quantique qui fait de l’observateur une partie
intégrante du système ou dispositif d’observation, déterminant à
sa manière l’état de l’observé.
B/ Le problème des propriétés essentielles
L'objectivité absolue ou
essence
La tentative de la science d’accéder
à une essentialité des objets qu’elle analyse n’est nullement
couronnée de succès et le résultat ne constitue pas une réussite
indiscutable. Tout au contraire, tout au long de l’histoire de la
science, des modèles n’ont eu de cesse d’être détruit pour
laisser la place à de nouveaux : de la physique classique à la
physique quantique, de la classification des éléments par la masse
des particules au nombre de protons, de la matière connue comme
étant pourvue d’une masse à la découverte du boson de Higgs qui
fait de la masse une propriété extrinsèque à la matière,
l’histoire de la science est une succession de modèles, souvent
incompatibles les uns avec les autres (théorie des cordes ou
gravitation quantique à boucle ?) qui témoignent de la nature
conventionnelle de la science et d'un certain holisme épistémologique
(Duhem). Ce holisme fait déchoir le statut essentiel des propriétés
décrites par la science, celles-ci sont des modèles qui s'intègrent
avec cohérence dans un paradigme scientifique déterminé et non un
attribut absolu de la chose en soi. Ainsi le paradigme métaphysique
auquel la science semble donner accès, selon Kripke, reste une idée,
un idéal que la science cherche à atteindre sans toutefois y
parvenir.
Les instruments ne sont pas une
description essentielle de la réalité qu’ils sondent bien qu’ils
permettent d’étendre le spectre de nos capacités perceptives. En
effet, l’homme ne peut voir les rayons infrarouge mais s’est
pourtant doté d’outils permettant de retranscrire dans un spectre
visible les effets du rayonnement infrarouge. Ainsi l’homme étend
sa capacité sensible à l’aide des outils mais ne peut accéder
qu’à des reconstitutions au sein de ses capacités sensitives
intrinsèques limitées. Le point de vue scientifique s'apparente à
la poursuite d'un point de vue de tous les points de vue, la science
se veut une méta-référence mais ce projet est précisément
indéfini en son essence et ne semble se concevoir qu'en voie de
réalisation et jamais vraiment achevé.
Prenons un exemple contredisant la
thèse de la structure atomique des éléments comme propriété
essentielle de ceux-ci. Imaginons que l’on descende plus bas que
les quarks (dans la connaissance des constituants élémentaires de
la matière) et que l’on découvre, par exemple, les énergions.
On s’aperçoit que chaque particule (dont les protons) est composée
d’énergions et que le nombre d’énergions qui forment une
particule altère fortement les propriétés de cette dernière dans
différentes conditions (telles que des températures très basses,
ou des vitesses élevées, etc.). Ainsi on s’aperçoit que les
protons sont en fait de deux espèces : un composé de 28
énergions dans chaque proton ou bien un composé de 29 énergions,
les deux configurations ayant des propriétés suffisamment
différentes pour qu’elles distinguent chacune un élément
particulier. Dans un tel cas de figure, on pourrait alors dresser un
nouvau tableau périodique indexé non plus sur le nombre de protons
dans un noyau atomique, mais sur le nombre d’énergions dans le
noyau. Ce qui était donc connu pour être un élément bien
particulier, par exemple l’or s’avère être en fait deux
éléments bien distincts, le nombre de protons n’étant plus
qu’une description obsolète.
Il
faut rappeler que nul n'a pu observer d'atomes et encore moins des
protons (le microscope à effet tunnel détecte l’effet
électronique et reconstitue la particule supposée à partir de cet
effet, mais une théorie concurrente pourrait parfaitement décrire
la cause de cet effet à l’aide d’un autre modèle), ainsi une
théorie des propriétés essentielles des éléments se basant sur
la nombre de protons dans un noyau atomique se base sur une
reconstitution, une modélisation à partir d'effets mesurés. Kripke
n’hésite pas d'ailleurs à envisager l’hypothèse selon laquelle
le modèle atomique s’avérerait faux (LNP p. 112) mais
maintient tout de même le caractère nécessaire des propriétés
essentielles jusqu’à ce que la théorie qui en permet la
stipulation soit falsifiée. Il semble donc bien que la théorie des
propriétés essentielles repose sur une cohérence purement
descriptive : tant qu’une théorie n’est pas falsifiée,
elle permet d’énoncer ce qui est nécessaire ou non, elle est le
cadre de référence à partir duquel les énoncés sont analysés.
Dimension métaphysique et
nécessité
En plusieurs endroits, Kripke illustre
par des exemples ses concepts de nécessité et de métaphysique qui
sous-tendent la thèse des propriétés essentielles : « Etant
donné que les chats sont en fait des
animaux(...) » (LNP p. 114-115), « (...)à
partir du moment où nous savons que c'est un
objet composé de molécules – que c'est la nature intime
de la substance dont il est fait(...) » (LNP p.
115), « Nous avons découvert un phénomène qui, dans tous
les mondes possibles, est le mouvement moléculaire, parce que telle
est sa nature. » (LNP p. 121). Chacun de
ces termes marque le caractère métaphysique et nécessaire, l'homme
est parvenu dans ces cas à découvrir l'essence, la nature
intrinsèque des objets étudiés (indépendante de ces facultés
cognitives), mais quel est le critère de ce caractère
métaphysique ? Si la nécessité est bien un caractère que
l'homme découvre dans les choses et qui n'est pas le sceau d'une
connaissance a priori (cf Kant), alors, et nous reprenons Hume,
qu'est-ce qui permet à l'homme d'être certain du caractère
nécessaire de sa découverte ? A-t-il pu tester cette nécessité
dans tous les cas possibles et imaginables ? Ce problème qui a
conduit Kant à identifier la nécessité avec l'a priori est déplacé
par Kripke : une chose est supposée ou admise comme nécessaire
jusqu'à falsification de ce caractère de nécessité. On peut
reprendre l'exemple du modèle atomique pour mieux cerner ce procédé
de Kripke (LNP p. 112) : si le modèle atomique était
certain alors il aurait été nécessaire de toute éternité que
l'or ait le numéro atomique 79. Mais si le modèle atomique s'avère
être faux, alors ce qui était nécessaire s'avère être
contingent, ce qui est contradictoire. Le seul moyen d'assurer la
nécessité est de la fixer éternellement par l'aprioricité, ce que
Kant avait bien perçu en réponse à Hume. Ce qui est nécessaire
est nécessairement a priori sous peine de :
- s'avérer contingent un jour ou l'autre
- ne pouvoir être affirmé nécessaire.
Ainsi on replace la nécessité dans la
description, et donc du côté de l'épistémique, plutôt que dans
la chose en elle-même (dimension métaphysique).
C/ Un concept peut-il faire l'objet d'une désignation rigide ?
On pourrait très bien garder le nom or
pour fixer un des deux éléments récemment distingués, mais alors,
précisément on brise la rigidité de la désignation. On pourrait
même imaginer qu’après des milliers d’années de recherches
scientifiques, cette opération se soit répétée un nombre
suffisant de fois pour que le mot « or » ne désigne plus
qu’un cas particulier de l’échantillon originaire. Ainsi la
référence du nom ne semble pas fixée rigidement sur la chose mais
bel et bien sur une description puisque « la chose » ou
« la substance » ne désigne précisément rien d’autre
que la description d’un phénomène, description qui seule permet
de l’isoler et de le distinguer en tant qu’objet de référence.
En effet, dire « cette chose là » revient à isoler quel
objet ? Si l'on montre l'objet qui instancie présentement le
concept d'homme et qu'on ne le précise pas, montre-t-on un membre,
la surface de l'homme ou bien comprend-on aussi ses organes ?
Quid de ses pensées, faut-il les comprendre dans le concept de
« cette chose là » ?
Pour montrer à quel point la définition du concept n'est pas triviale, il suffit de souligner l'impossibilité de trouver des universels dans la nature. Or le passage d'un échantillon de particuliers à l'universel de l'espèce est précisément une abstraction descriptive permise notamment par le langage. Lors du baptême initial, l'échantillon ne contient que des particuliers irréductibles entre eux, seul la subsomption sous un concept propre à synthétiser des descriptions suffisamment générales permet de passer de ces particuliers à l'idée d'une espèce à laquelle ils appartiennent. Ce procédé n'est possible qu'à l'aide d'une abstraction et c'est précisément cette abstraction (ce concept) qui fixera la référence du nom et pas les particuliers réunis dans l'échantillon originaire. Réfuter cela et affirmer que le référent est bien l'échantillon initial d'individus revient à agréer au fait que l'espèce est définie dès la nomination de l'échantillon, en dehors de tous critères tels que les propriétés essentielles, ce que Kripke critique en réfutant la pertinence de la description en faveur de la découverte de propriétés essentielles. Si le critère devient discriminant, alors la référence du nom est nécessairement fixée par ce critère et non directement et rigidement par le nom, auquel cas l'espèce n'est définie que par l'échantillon de base et ne peut s'enrichir d'individus nouveaux et encore moins rejeter des individus de l'échantillon originaire (car selon quel critère serait-il légitime de le faire ?).
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