mercredi 25 mars 2015

Ecosystème et artesystème

Faut-il condamner la science expérimentale?

Cette question apparait totalement légitime dès lors qu'on  fait le triste constat de l'inconnaissance humaine et des effets désastreux de certaines inventions. En supposant un monde constitué d'éléments en nombre infini, ou tendant vers l'infini, on est amené à relativiser la visée de la science dans sa prétention anticipative et prédictive des phénomènes. Certes, en simplifiant à l'extrême il est possible de créer des systèmes artificiellement clos et finis (dans les deux dimensions à savoir: infiniment petit et infiniment grand) au sein desquels la connaissance de l'état d'un certain nombre d'éléments suffisant permettra la prédiction d'un état futur. Autrement dit, la connaissance des effets produits par un concours synergique de causes est une abstraction produite par la science, de par la modélisation grossière qu'elle applique à un réel insondable à travers des modèles (thème qui sera traitée dans une prochaine épistémologie). Cela semble fonctionner dans certains cas...

Cependant, lorsqu'on considère que le moindre évènement et donc le moindre état de chose au sein du monde phénoménal est produit par un concours infini (au moins indéfini pour le moment) de causes, alors il est hasardeux de penser pouvoir anticiper le nombre indéfini d'effets que peuvent produire les causes que nous manipulons et mettons en oeuvre dans nos expériences. Cela, la science le sait bien et prévoit d'ailleurs, en théorie, un certain temps d'essai durant lequel les inventions sont cloîtrées dans un environnement clos au sein duquel il est loisible d'observer leurs effets au sein d'un certain système de choses. Mais qui peut dire si ce laps de temps est réellement suffisant... Cela reviendrait à affirmer connaître non seulement l'ensemble des causes concourant à un phénomène, mais en plus à prétendre pouvoir isoler des chaînes causales dans un intervalle de temps (action qui revient à couper les effets de leurs causes), ce qui n'est jamais le cas.


Un écosystème est un système de choses possédant chacune un état, effet de la chaîne causale des interactions de chaque élément du système au cours de son histoire. L'écosystème renferme donc des éléments ou individus (peu importe que ces éléments ou individus soient en fait divisibles, les abstractions telles que ces concepts sont loisibles en ce sens qu'elles représentent un point de vue pris sur le système, point de vue nécessaire et inévitable) mus par une histoire et qui interagissent entre eux dans un jeu de forces. L'entropie de tout système nous dit que ce dernier tend à équilibrer ces rapports de force, ainsi chaque élément isolé du système exerce son action sur les autres éléments qui à leur tour exercent leur influence sur celui-ci, le tout tendant à créer un équilibre (qu'il soit statique, cyclique ou autre). L'équilibre est le point de subsistance optimum de chaque élément au sein du système. Puisque l'énergie d'un système est limitée à une certaine quantité, plus un élément du système exerce une force importante, moins les autres éléments disposeront de force. Ainsi plus il existe d'éléments dans un système et plus ceux-ci tendent à exercer des forces faibles les uns sur les autres (un peu comme un peuple en régime démocratique). Attention, ce n'est pas le cas pour un système artificiellement clos et donc contenu au sein d'un autre système qui l'englobe. Dans un tel cas, l'accumulation de force par un ou plusieurs éléments du sous-système peut outrepasser la quantité d'énergie du sous-système initial, cette force étant alors puisée dans le métasystème englobant. Notons d'ailleurs que c'est, dans une moindre mesure, toujours le cas dans la nature, aucun système ne semblant pouvoir être totalement isolé du système total de l'univers.

Les écosystèmes naturels que nous pouvons observer, et plus particulièrement celui de la Terre semblent, en comparaison de notre proche voisinage (pensons par exemple aux planètes du système solaire), posséder un grand nombre d'éléments. Ainsi, il nous semble un idéal que l'écosystème atteigne un équilibre optimum avec le plus grand nombre d'éléments possibles, ce que nous nommerons richesse ou complexité du système. Celle-ci est une valeur communément admise aujourd'hui par la communauté des scientifiques, car plus il y a d'éléments, plus la science dispose de terreau, d'aliments à fournir à ses théories et expériences. Plus le nombre d'informations est grand, plus il est possible d'imaginer de combinaisons différentes et variées, donc plus il est possible de faire de choses (en terme de production ou reproduction de phénomènes).

Or l'homme, dans son aventure culturelle est venu bouleverser cet équilibre en exerçant par l'entremise de ses divers artefacts une force toujours plus accrue, au détriment des autres dynamiques à l'oeuvre au sein du système. Ce processus peut mener à la disparition pure et simple d'une partie des éléments systémiques et donc à un appauvrissement global de la complexité. Il peut s'avèrer d'autant plus dangereux que l'humain est le produit, l'effet de la synergie des forces de chaque élément du système qui l'a vu naître et se développer. Ainsi, le changement radical qu'il impose à l'équilibre systémique en un court laps de temps, provoque des métamorphoses potentiellement brutales qui mettent en péril l'écosystème même d'où il est issu. En d'autres termes, l'homme scie la branche sur laquelle il est assis.

Mais alors, faut-il renoncer à la culture pour revenir à une vie animale caractérisée par un rapport immédiat au réel et à la nature? La culture pouvant être vue comme le péché originel dont s'est rendu coupable l'homme en ayant voulu se faire à l'image du créateur: démiurge omnipotent car omniscient. Si cette conclusion est valable, il en existe au moins une autre, moins évidente et qui pose de nombreux problèmes à résoudre, et qui le demeureront probablement éternellement (pour autant qu'un tel adverbe puisse avoir du sens). Pour bien saisir la nature de l'autre voie à envisager, il est nécessaire de comprendre ce que sont les artefacts humains et comment ceux-ci ont-ils pu inclure un déséquilibre dans le système.

L'humain a la capacité, acquise grâce à la technique et au savoir, de modifier l'équilibre écosystémique en le perturbant de l'intérieur. Il réalise cela en se faisant un "empire dans l'empire", autrement dit en créant au sein même de l'écosystème ce que nous nommerons des artesystèmes. Un artesystème est la propriété d'un ou de plusieurs éléments de s'aggréger en un système de manière quasi autonome (du fait de la vitesse de transition), produisant ainsi un nouveau type d'élément encore non intégré au système dont il est issu, et n'ayant donc pas encore libéré sa force dans la totalité du système. Par conséquent l'apparition d'artesystèmes produit des sortes d'éruptions énergétiques au sein du système dont les répercussions se font parfois attendre longtemps, mais qui, bien souvent, remodèlent fortement les équilibres de force à l'oeuvre dans l'écosystème.

Nous avons dit plus tôt que ces artesystèmes provenaient de deux dimensions de la vie humaine: le savoir et la technique. Une première illustration de cette genèse au sein de la dimension scientifique est l'émergence de la culture qui a permis à un élément du système de concentrer en lui la puissance scientifique d'autres éléments, grâce à la transmission et à la mémoire. Ce premier processus a permis de faire d'un seul élément du système un artesystème à lui tout seul, l'individu renfermant désormais la puissances de plusieurs individus. La conséquence d'un tel acte est la modification virtuelle mais effective du nombre d'éléments présents au sein du système. Désormais, un individu peut valoir plus que lui-même, c'est pourquoi on parlera d'artesystème pour le qualifier: il est devenu lui-même une synergie de forces qui habituellement n'existaient que dans un état divisé (temporellement parlant dans le cas de la conservation du savoir). On sera bien avisé de faire remarquer que la nature elle-même, et donc l'écosystème, produit des artesystèmes, on pense par exemple aux structures sociales animales comme les meutes, qui agglomèrent les énergies d'individus isolés au sein d'un même système (une infinité d'exemples sont possibles dans de nombreuses dimensions écologiques). La particularité des artesystèmes humains est précisément de pouvoir réaliser cette opération sur une échelle immense et en très peu de temps: combien de mémoires d'hommes a-t-il fallu concentrer pour parvenir à l'état actuel de nos sciences? Rares sont les évènements dans la nature qui provoquent ce genre de bouleversement, l'homme en est, au contraire, une source perpétuelle.

La seconde dimension, technique, s'illustre d'abord dans l'invention de l'outil. Celui-ci est la capacité humaine à lier divers éléments systémiques auparavant séparés (séparation relative puisqu'ils entretenaient des rapports de force au sein de l'écosystème...) au sein d'un nouveau système, créant ainsi une synergie inédite. Mieux, le terme de technologie illustre la réunion des dimensions scientifiques et techniques au sein d'un outil qui, non content de lier des éléments entre eux, lie au sein même des ces conglomérats une dimension scientifique. En effet, inventer un outil efficient (prenons l'exemple des ondes radios) nécessite non seulement de savoir comment faire cohabiter divers éléments disparates du système mais en plus de comprendre comment manipuler leurs forces respectives afin qu'elles rentrent en synergie selon un but défini. Ainsi, par cette réalisation, l'homme concentre au sein d'artesystèmes une énergie auparavant diffuse et équilibrée, ces nouveaux éléments étant potentiellement hautement perturbateurs de par leur puissance inédite.

C'est ce qui est précisément à l'oeuvre lorsque l'écosystème s'appauvrit du fait de la présence humaine: l'homme, par sa culture et son action technologique se sur-représente lui-même au sein de l'écosystème en concentrant la puissance de plusieurs individus au sein d'un même individu, créant ainsi des individus virtuels et surnuméraires dont l'action devra être normalisée par le système. Pour cela, nous voyons des espèces disparaître, n'ayant plus leur place dans le jeu des forces concurrentes, déséquilibrées et éjectées sans ménagement de la place qu'elles occupaient auparavant et qui n'existe plus. Il est loisible de voir l'écosystème de la même manière que Saussure représente le système de la langue: un puzzle. La modification d'une des pièces implique nécessairement la modification d'une ou de plusieurs pièces adjacentes, et potentiellement de maintes autres pièces du système.

Ainsi, la deuxième voie à envisager pour l'homme qui ne souhaite pas renoncer à la culture, est une intense et longue (indéfinie) réflexion sur sa capacité à créer des artesystèmes, c'est à dire à concentrer de l'énergie par la création virtuelle d'éléments au sein d'un ou de plusieurs éléments existants. Par la mémoire et la science, l'homme se multiplie lui-même, puis par son action technologique peut multiplier d'autres éléments, comme le montre par exemple la réchauffement climatique imputable à une sur-représentation des gaz à effet de serre (certains éléments, artefacts, venant concentrer en eux une grande partie des gaz auparavant disséminés dans un repos et un éloignement relatifs).

Il est, je pense, nécessaire de regarder tout cela d'un oeil calme et réfléchi. Nul besoin de crier au loup en stigmatisant la culture, tout comme il serait aussi idiot et précipité d'encenser la culture au nom d'un statut d'exception de l'humanité, le distinguant des animaux. Les artesystèmes ne sont ni négatifs ni positifs en eux-mêmes, leur action, comme celle de toute chose, doit être comprise au sein d'un contexte et reste donc relative à ce contexte d'observation. Il existe bien des cas où la multiplication des forces au sein d'un artesystème permet à l'homme de réaliser des accomplissements qui permettent à l'écosystème de conserver sa richesse. Je tiens d'ailleurs à répéter encore une fois, que l'artesystème est un processus naturel et que l'histoire de l'évolution de l'écosystème terrestre en est l'illustration parfaite: certaines espèces disparaissent, d'autres demeurent, et d'autres naissent. Des bouleversements profonds peuvent avoir lieu, refaçonnant radicalement l'équilibre des forces (pensons à la disparition des dinosaures). Ainsi les défenseurs d'un farouche statu quo du système, qui bien souvent se réclament du naturalisme, tombent dans les mailles d'un filet bien humain. La nature telle que nous la connaissons, loin d'être un système figé dont la richesse n'évolue pas, est au contraire une destruction-création permanente.

Il semble cependant intéressant de comprendre le plus finement possible l'écosystème afin de pouvoir mesurer au mieux les impacts des artesystèmes sur celui-ci. Ceci est le travail indéfini et sans limite de la science: processus d'échec perpétuel dans lequel l'erreur est capitalisée dans l'escarcelle du savoir humain et sert à pallier les erreurs passées, comme celles encore à venir. Il n'existe pas de savoir positif, sa nature est fondamentalement négative, c'est à dire qu'il ne procède que par rapports, par mesure de différences. Ainsi, il semble que jamais nous ne puissions atteindre, dans un monde infini ou indéfini, la maîtrise exhaustive des éléments en jeu dans le système, le savoir se réduisant alors à un interminable rééquilibrage des forces mises en oeuvre, par tâtonnements successifs, par erreurs fatales et réussites grandioses.

PS: il est possible, afin d'être encore plus abstrait que cela, de réduire la capacité intensificatrice des artesystèmes à la concentration de durées au sein d'une durée. Les artefacts n'étant plus alors que des objets concentrant dans leur durée une durée qui les surpasse, amassée par la science et déposée en eux afin de s'y déployer. Ainsi la voiture concentre en un voyage, la durée de plusieurs voyages à cheval, elle concentre donc de la durée au sein d'une durée plus courte. Mais ce point devra être traité dans un autre article concernant les concepts de médiation et d'immédiation.

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