mardi 21 janvier 2014

L'âme en chantier

Je n'écris pas assez ces derniers temps. Le temps est mon bien le plus précieux, plus précieux que l'oxygène, plus indispensable que le sang, plus important que le corps. Je cours après lui et jouis de la liberté qu'il me procure, liberté que jamais je n'actualise dans un choix ou une quelconque activité. Ma quête est celle du temps et de la liberté de choisir. J'augmente ma puissance afin de multiplier les possibles et ma plus grande délectation est de hausser l'intensité de ma conscience jusqu'à ses limites, afin de jouir, au sens le plus fort du terme, de la lucidité d'un esprit éveillé et libre de toutes contraintes, d'un esprit tellement puissant qu'il s'apprête sans cesse à épouser toutes les formes tout en les repoussant les unes après les autres.

Ceci étant dit, allez fonder une philosophie, ou l'oeuvre d'une vie. La mienne s'est perdue dans les scories du présent, enfuie dans le passé, à peine m'en souviens-je. De toute façon il y a eu tellement de philosophes, des médiocres comme des génies, il y en eût de véritablement géniaux, de ceux qu'il semble impossible d'égaler, il y eût un Kant et cela suffit à faire taire les velléités qui hurlent en moi. Ma volonté est illégitime, même mes pensées les plus pures ne possèdent pas la clarté systématique de l'analyse kantienne, je reste à la surface du vécu, incapable de traverser mes pensées dans toute leur épaisseur, afin de les offrir à la vue de tous. Tellement de travail aujourd'hui pour se mettre à jour et pouvoir espérer prétendre à explorer des régions inconnues. Il faut connaître la science qui est un puits sans fond, la physique quantique et ses mystères inexplorés, il faut apprendre l'histoire qui est longue de détails importants, il faut s'intéresser à tout ces infiniment petits qui sont autant d'univers, de totalités inaccomplies qu'il incombe à l'homme de poursuivre jusqu'à leur terme qui n'est qu'un écoulement dans les deux sens du temps: passé et futur. Comment y arriverais-je? Il y a toujours le recours de la technique qui vient décupler nos capacités d'expérience, l'homme se transcende par les outils, il élargit ses possibles et par là même ses pensées. Malgré tout je suis médiocre, mes actes comme mes pensées restent médiocres, voué que je suis à redécouvrir dans leur balbutiements les philosophies passées que leurs auteurs ont su faire croître en cités luxuriantes à l'architecture tantôt grandiose par sa complexité, tantôt imposant le respect par sa simplicité épurée et la profondeur de ses volumes. Je ne suis rien, rien que le petit génie, c'est à dire le non-génie, celui qui avait quelques facilités, qui pouvait être bon partout mais qui demeurerait à jamais un compétent, un intelligent, dans toute la banalité et le caractère commun de ces adjectifs. Je le prédis: ma vie ne sera que le laborieux récit d'une volonté qui s'insurge contre elle-même et sa propre petitesse, ses propres insuffisances. J'ai beau me mentir, me dire que ma volonté est probablement plus parfaite parce que l'oeuvre, la création est le signe des faibles, de ces hommes uni-dimensionnels qui sont parvenus à un tel degré de résignation ou d'aveuglement, qu'ils se sont mis entier dans une une activité, dans un domaine enclavé de la vaste vie. Même ce journal est bien piètre. Je le relis et n'y voit que les imperfections, les cassures dans la rythmique que je n'ai pas le courage de corriger. J'aspire au talent facile, au premier jet, à la perfection de celui qui agit toujours bien en-deçà de ses limites réelles. Je n'agis d'ailleurs que comme ça, du moins c'est ainsi que je me rassure, lorsque mes limites se font trop pressantes, qu'elles m’enserrent dans leur étau abjecte, qu'elles contraignent ma liberté immense - que je crois immense -, que je veux immense. De quelle nature est ce fossé qui me sépare du moi réel, empirique, et si profondément décevant, de ce moi fantasmé, que je crois pourtant être au plus profond de moi et dont la lumière éclatante ne laisse filtrer qu'un mince et terne éclat à travers la froideur de l'actuel, de tout ce qui existe en acte. Je poursuis mes illusions, j'en poursuis même tellement, je suis l'individu pathétique qui voulait subsumer tellement de vies, tellement de qualités en lui qu'il ne renfermait qu'une vacuité médiocre et faussement vide, même la vacuité me refuse l'excellence. Je suis rempli de demi-connaissances, de demi-destins, de foetus d'oeuvres et plein, pourtant, de leur effet pressenti, de leur retentissement imaginé, de leur béatitude convoitée. La philosophie et l'écriture (j'utilise ce terme non par choix, non comme renfermant une définition positive, mais plutôt par dépit puisque je ne sais pas même ce que je poursuis dans l'écriture ni même s'il me faut poursuivre un genre quelconque) seront-elles des idées que j'abandonnerai un jour à leur sort, à leur univers supralunaire où d'autres viendront les chercher pour ramener parmi les hommes un peu de leur éclat si bon? Et si je n'abandonne pas, où me mèneront les pas hésitants de ma volonté vacillante, inexorablement défaillante? Que trouverais-je durant ma vie qui vaille la peine d'être raconté, d'être partagé avec les humains qui fouleront la Terre après mon passage éphémère et insensé? Je suis simplement l'explorateur infatigable de son propre jardin, tandis que d'autres marchent sur leurs jambes immenses et parcourent le monde sur des distances intersidérales. J'ai parfois peur de ne plus pouvoir m'aimer, qu'un jour, je me déçoive à tel point que je ne veuille plus continuer à traîner cette carcasse de rêves, cet être divisé et d'une multiplicité si fragmentée qu'il m'est impossible de la subsumer complètement sous une unité qui serait enfin moi, moi dans toute la plénitude que ce mot devrait revêtir. Je n'ai pas la force de subsumer les champs immenses de la connaissance humaine, de me faire le jardinier de ces cultures à perte de vue qu'il faut sans cesse surveiller pour en saisir le sens. Je ne suis que la petite conscience qui synthétisait sa durée, son petit périmètre passé ainsi que son petit projet futur, tous deux se resserrant sur un présent qui étouffe de n'être rien. Tel est ce passé que je porte comme une identité refoulée et que je vous livre, impudique, comme s'il s'agissait du récit autobiographique d'une âme si grande que les générations futures de penseur s'empresseront d'en apprendre le sillon dans l'existence... Tel est ce moi risible que je suis, pathétique humain qui se satisfait de lui jusqu'à mettre en scène le mépris de sa propre personne.

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