jeudi 14 novembre 2013

L'âme en chantier

Ecrire un journal ce n'est pas raconter qui l'on est, ce n'est pas se peindre par les mots et offrir une identité bien formée à d'éventuels lecteurs. Ecrire un journal n'est rien d'autre que raconter ce qu'est l'homme qui écrit ce journal. L'écriture diarique n'est pas une autobiographie, elle nous plie à sa forme, et c'est cette adaptation de nous-même à ce moule qui se dévoile alors dans les phrases rédigées. Ce que vous lisez là n'est pas le reflet de mon âme pure, telle qu'elle existe en son essence fantasmée, libre de toute relation, de tout pâtir. Cette âme n'a jamais existé d'ailleurs, du moins je ne la connais pas, et je ne sais s'il est quelque part une telle chose. L'identité se forme par un jeu de relations, dans un système de forces dont nous sommes le centre, modelés par ces pressions qui nous taillent un être, une forme à habiter. Nous ne sommes qu'un, et vous n'êtes que la place que tout l'univers vous a laissé. Changez l'univers et votre place changera aussi. Chaque action, chaque culture que l'on acquiert, chaque communauté ou réseau dans lequel on s'insère et dont on se nourrit, fait de nous quelque chose de déterminé. Finalement nous sommes peut-être la somme ou plutôt le produit de toutes les déterminations qui nous définissent. Nous sommes le produit de toutes ces relations systématiques et de leur influence. Nous sommes au fond la manière dont le monde s'adapte à nous et réciproquement. Quant à savoir ce qui est à la base de tout cela, le sujet métaphysique qui est à l'extrémité intime de ces échanges, tout au bout de nous même, peut-être que cela excède notre connaissance. Non pas parce que nous n'aurions pas les moyens de découvrir ce qu'il est, mais simplement car c'est là la fin de notre être, notre limite intangible. Nous sommes durée et distance à la fois, nous sommes mouvement et temps. Il n'y a rien à chercher au-delà de tous ces moi empiriques, de toutes ces représentations de nous-même déjà enfuies dans le passé : le présent lui-même est une représentation qui vient de s'enfuir. Mais il n'y a rien au-delà, nous advenons voilà tout, nous advenons... Nous ne sommes rien de plus que ces sensations qui sont les nôtres, ces images, ces sons, ces sentiments, ces pensées qui créent le temps en liant l'espace. Nous ne sommes rien d'autre que ce corps à différents instants, rien d'autre que la mémoire de tout ça et ce qui advient est le fruit d'un système causal infini, ou bien tellement immense que nous sommes, dieu merci, prémunis, probablement pour toujours, d'en connaître tous les éléments. Si les hommes passent leur temps à se chercher ailleurs, à courir après ce moi transcendantal qui les hante autant, rien de plus normal, c'est la preuve qu'ils sont vivants, pensants, qu'ils sont à la fois cause et effet du temps qui les différencie sans cesse. Nous ne sommes pas des éternités, nous sommes le temps qui passe, efface puis crée de nouveau ; totalités successives. L'éternité c'est la mort, c'est le néant dont nous avons fait notre religion. Nous croyons en notre négation. Tant mieux, cela veut dire que nous croyons en l'autre, donc en nous-même, en notre propre principe temporel, en notre devenir. L'éternel c'est la fin du vide, le Tout plein de lui-même, partout, et ainsi sans mouvement. Nous sommes fascinés par lui car il est notre limite, il est ce que jamais nous n'expérimenterons, alors nous y plaçons tous nos fantasmes. L'éternel est une limite qui voudrait nous contenir et l'homme est comme les papillons, prêt à mourir pour abreuver son désir. L'éternel c'est tous les désirs comblés, plus aucun vide, plus aucun espace pour se mouvoir, c'est l'esprit repu qui s'est mis au repos, à la mort, l'esprit qui devient ce qu'il ne peut pas être ; l'éternel c'est un fantasme, celui de l'impossible. En effet, l'homme à qui tout est possible ne rêve que de trouver l'impossible, c'est à dire ce qui n'est pas. Alors il perfore la réalité, fait advenir l'impossible qui, devenu possible, n'est plus impossible. Il a ainsi déplacé l'impossible qui est toujours là, quelque part, dans un autre instant à venir. Il faut chercher, continuer, creuser l'existence comme des mineurs infatigables. L'impossible c'est la seconde à venir et nous l'adorons car elle maintient le mouvement du monde, elle nous maintient en vie, sur la cadence effrénée de l'existence.

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