jeudi 14 novembre 2013

L'âme en chantier

Il y a plusieurs mensonges que j'aimerais me faire croire à moi-même et qui, je pense, pourraient me rendre heureux. D'abord que je ne suis pas un simple imitateur, que mon talent ne réside pas dans la seule synthèse de ce que d'autres ont crée. Ensuite, j'aimerais penser qu'un jour, viendra le bon moment, le moment où je me mettrais à agir enfin, où je n'aurais plus peur que la création soit toujours un train en retard de ma personne; elle le sera forcément, et tant pis. J'aimerais aussi croire, que quelque part se trouvent enregistrées, dans une énième dimension de la réalité, toutes nos pensées ainsi que tous nos sentiments; tout ce bouillonnement de la vie intérieure qui reste en-dedans, caché, privé de l'espace et de l'existence. Sans cela, pour tout vous dire, ma vie restera un échec. L'échec de celui qui restait à jamais prisonnier de lui-même, englouti sous ses trésors personnels et privés, et qui peut-être, ne lui appartiennent même pas. Je suis enfermé dans cette imagination sublime, dans ce monde où je me joue les plus belles musiques jamais entendues, ce monde où ma puissance n'a nulle limite, et dans lequel toute création est instantanée, et ne s’embarrasse d'aucune construction préalable, d'aucune autre matière que les dociles idées. Je suis maître des idées dans ma tête et je suis un démiurge inspiré. Mais peut-être suis-je une impasse de la vie; la vie qui à force de s'être retranchée derrière les murailles de l'esprit ne sait plus avancer dans le monde, se scinde peu à peu en deux entités qui n'ont plus rien à voir. Et l'homme est au milieu, qui cherche à maintenir le tout en équilibre, mais le monde matériel n'offre parfois que peu d'attraits comparée au bouillonnement ininterrompu de l'imagination qui le modèle à son gré, sous la forme d'images sublimes. Les artistes ne sont pas des hommes de l'esprit, ce sont des hommes de la matière, et les vrais génies sont ceux qui ont eu la patience de rassembler les deux mondes en un, les seuls à avoir réalisé le mariage de l'âme et du corps dans un acte créateur qui s'étire de l'immatériel fantasme à l'étendue réalité. Mais peut-être leur mérite n'est-il pas si grand, peut-être qu'enfermer en soi tant de trésors sans pouvoir les partager, sans pouvoir les enregistrer dans les dimensions du temps et de l'espace, est un supplice que nul humain ne peut endurer bien longtemps. Tel est mon supplice aujourd'hui. La nécessité de jeter dans la matière ces idées exquises est devenu vital car je me ronge de l'intérieur; mais le temps ne cesse de filer, et les excuses de s'accumuler. Je suis un consommateur, dans tous les sens du terme, je consomme même ma propre puissance créatrice, jusqu’à à l'étouffer dans l'oeuf. À peine un embryon d'oeuvre a-t-il jailli que je suis rivé sur ce spectacle interne, les yeux dans le vague, muré dans la passivité la plus totale, maintenant juste assez de force pour que se projette en moi cette fiction cinématographique de ma vie pensée. Je ne suis dès lors plus bon à rien, je n'ai de cesse de pourchasser ce sentiment, tout en sachant que toute tentative de le susciter de nouveau sera un échec : le premier jet est le plus fort, celui qui vous emporte avec le plus de vigueur. Circulez, il n'y a plus rien à chercher ici, le tour s'est joué, le spectateur que je suis est pour un temps repu, repu de ses propres talents, de sa propre beauté; a-t-elle seulement existé pourtant?

J'aurais beau raconter tout cela avec ce journal, comment pourrais-je rendre ces musiques qui m'emportent tout au long de la journée, qui s'emparent même de mes rêves et me font croire que mes propres créations sont celles des autres. Je cherche au réveil l'auteur de ces paroles que j'ai entendu chantées durant mon sommeil, mais ces paroles n'existent pas. Jamais je ne pourrai entendre cette musique de nouveau, sauf en la rejouant moi-même intérieurement, mais là seulement, l'esprit est excédé par la puissance de la matière; cette matière qui est de la même étoffe que lui, une énergie en somme, mais cristallisée, concentrée à tel point qu'elle prend forme et s'incruste dans l'espace des phénomènes. Je peux assourdir autant que je veux mon âme par cette musique, jamais je ne ressentirai autant de choses que lorsque je l'entends réellement, s'infiltrer par mes oreilles, résonner dans mon corps qui transmet alors l'énergie en vagues immenses à mon esprit drogué. Il y a bien des choses que je ne peux vous rendre ; je dis bien rendre car il s'agit de remettre dans le monde ce qu'il vous a permis de créer. C'est vous qui donnez à mon imagination, à ma conscience, la matière qu'elle va pétrir de ses formes. Je vous dois tout mais jamais ne rend rien; tout juste ces quelques lignes, indignes et impropres à reproduire en vous l'explosion mirifique d'harmonie merveilleuse qui fait valser mon âme. Il est de mon devoir de vous rendre quelque chose, un jour, d'une manière ou d'une autre. Il y a des lignes, quelques phrases, par mes mains écrites, qui, lorsque je les lit, me procurent à nouveau, avec force intensité, le sentiment qui les a vu naître; mais je crois savoir qu'une même cause ne produit par sur tous les mêmes effets, et mes vers comme ma prose sont autant de coups d'épée dans l'eau, autant de ponts vers ma féerie intime qui ne supportent pas vos pas. Nous restons irrémédiablement l'un en face de l'autre, moi avec mes prétentions au sublime, et vous avec votre seule croyance ou plutôt vos doutes et votre réalisme. Et vous avez raison. Je n'accorderai ma confiance à quelqu'un qui prétendrais les mêmes absurdités suffisantes que parce que je sais ce qu'il en coûte d'être prisonnier de l'esprit. Alors je l'écouterais, et je saurais que j'ai un frère, et que nous sommes d'autres à demeurer demi-génies, complets néants, par manque de volonté, par absence de courage et par flemme. Nous sommes plusieurs à se consommer de l'intérieur, enfants du siècle à l'esprit obèse, gras de spectacles, d'oeuvres en tous genres, gavés d'images et de constructions humaines, rivés sur le siège de la conscience, réduit à n'être plus qu'un oeil immense, des oreilles, un nez ainsi que des membres, surexcités, à fleur de peau, camés à toute sensation que nous transformons en un sentiment que nous suçons jusqu'à la moelle, que nous consumons jusqu'au bout, faisant brûler la vie comme des cheminées d'où nulle fumée ne s'échappe. Après ça il ne reste que des cendres que nous gémissons dans vos oreilles en autant de plaintes et de promesses de grandeur, dont la seule trace que vous pouvez peut-être saisir, réside dans la chaleur de nos propos, dans l'intensité de notre souffrance et dans le chaos qui nous habite et nous dévaste en-dedans. Ces mots sont la musique qui s'échappe de ma cellule intime, ils sont comme une petite mélodie que laisseraient filtrer les murs de l'esprit, vous en saisissez quelques notes mais elles sont tellement faibles que vous n'êtes pas vraiment sûrs. Qu'entend-on? Est-ce beau? On ne saurait dire, c'est trop lointain... Comme si la musique venait de chaque recoin de la cellule pour se concentrer en son centre au lieu de s'échapper tout autour. Voilà ce qu'est l'esprit de ma génération, un trou noir se nourrissant de tout et surtout de lui-même. Peu à peu, se concentrer en soi en un point de plus en plus infime, s'échapper sans cesse vers l'infini, c'est devenir plus rien, c'est tendre vers le vide. Je suis un précipice, un abysse, voilà pourquoi j'ai le vertige, car chaque abîme est comme un point qui me ramène à moi, qui m'appelle et m'ordonne de retourner là d'où je viens, de ces trous sans fond que savent être les consciences d'aujourd'hui.


Comprenez-vous maintenant pourquoi il me faut écrire? Car si l'un d'entre vous saisit mes mots et parvient à reconstruire son propre reflet avec ceux-ci, alors cela signifiera que je ne suis plus seul, qu'il y a un fond à mon gouffre et que vous existez en-haut, pas aussi loin que je ne l'aurais pensé. J'aimerais tellement que vous soyez là et que vous me tendiez la main. Je me suis même mis sur mon trente et un pour vous: je suis vêtu de mes plus belles paroles.

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