Il y a plusieurs
mensonges que j'aimerais me faire croire à moi-même et qui, je
pense, pourraient me rendre heureux. D'abord que je ne suis pas un
simple imitateur, que mon talent ne réside pas dans la seule
synthèse de ce que d'autres ont crée. Ensuite, j'aimerais penser
qu'un jour, viendra le bon moment, le moment où je me mettrais à
agir enfin, où je n'aurais plus peur que la création soit toujours
un train en retard de ma personne; elle le sera forcément, et tant
pis. J'aimerais aussi croire, que quelque part se trouvent
enregistrées, dans une énième dimension de la réalité, toutes
nos pensées ainsi que tous nos sentiments; tout ce bouillonnement de
la vie intérieure qui reste en-dedans, caché, privé de l'espace et
de l'existence. Sans cela, pour tout vous dire, ma vie restera un
échec. L'échec de celui qui restait à jamais prisonnier de
lui-même, englouti sous ses trésors personnels et privés, et qui
peut-être, ne lui appartiennent même pas. Je suis enfermé dans
cette imagination sublime, dans
ce monde où je me joue les plus belles musiques jamais entendues,
ce monde où ma puissance n'a nulle limite, et dans lequel toute
création est instantanée, et ne s’embarrasse d'aucune
construction préalable, d'aucune autre matière que les dociles
idées. Je suis maître des idées dans ma tête et je suis un
démiurge inspiré. Mais peut-être suis-je une impasse de la vie; la
vie qui à force de s'être retranchée derrière les murailles de
l'esprit ne sait plus avancer dans le monde, se scinde peu à peu en
deux entités qui n'ont plus rien à voir. Et l'homme est au milieu,
qui cherche à maintenir le tout en équilibre, mais le monde
matériel n'offre parfois que peu d'attraits comparée au
bouillonnement ininterrompu de l'imagination qui le modèle à son
gré, sous la forme d'images sublimes. Les artistes ne sont pas des
hommes de l'esprit, ce sont des hommes de la matière, et les vrais
génies sont ceux qui ont eu la patience de rassembler les deux
mondes en un, les seuls à avoir réalisé le mariage de l'âme et du
corps dans un acte créateur qui s'étire de l'immatériel fantasme à
l'étendue réalité. Mais peut-être leur mérite n'est-il pas si
grand, peut-être qu'enfermer en soi tant de trésors sans pouvoir
les partager, sans pouvoir les enregistrer dans les dimensions du
temps et de l'espace, est un supplice que nul humain ne peut endurer
bien longtemps. Tel est mon supplice aujourd'hui. La nécessité de
jeter dans la matière ces idées exquises est devenu vital car je me
ronge de l'intérieur; mais le temps ne cesse de filer, et les
excuses de s'accumuler. Je suis un consommateur, dans tous les sens
du terme, je consomme même ma propre puissance créatrice, jusqu’à
à l'étouffer dans l'oeuf. À peine un embryon d'oeuvre a-t-il
jailli que je suis rivé sur ce spectacle interne, les yeux dans le
vague, muré dans la passivité la plus totale, maintenant juste
assez de force pour que se projette en moi cette fiction
cinématographique de ma vie pensée. Je ne suis dès lors plus bon à
rien, je n'ai de cesse de pourchasser ce sentiment, tout en sachant
que toute tentative de le susciter de nouveau sera un échec :
le premier jet est le plus fort, celui qui vous emporte avec le plus
de vigueur. Circulez, il n'y a plus rien à chercher ici, le tour
s'est joué, le spectateur que je suis est pour un temps repu, repu
de ses propres talents, de sa propre beauté; a-t-elle seulement
existé pourtant?
J'aurais beau raconter
tout cela avec ce journal, comment pourrais-je rendre ces musiques
qui m'emportent tout au long de la journée, qui s'emparent même de
mes rêves et me font croire que mes propres créations sont celles
des autres. Je cherche au réveil l'auteur de ces paroles que j'ai
entendu chantées durant mon sommeil, mais ces paroles n'existent
pas. Jamais je ne pourrai entendre cette musique de nouveau, sauf en
la rejouant moi-même intérieurement, mais là seulement, l'esprit
est excédé par la puissance de la matière; cette matière qui est
de la même étoffe que lui, une énergie en somme, mais
cristallisée, concentrée à tel point qu'elle prend forme et
s'incruste dans l'espace des phénomènes. Je peux assourdir autant
que je veux mon âme par cette musique, jamais je ne ressentirai
autant de choses que lorsque je l'entends réellement, s'infiltrer
par mes oreilles, résonner dans mon corps qui transmet alors
l'énergie en vagues immenses à mon esprit drogué. Il y a bien des
choses que je ne peux vous rendre ; je dis bien rendre car il
s'agit de remettre dans le monde ce qu'il vous a permis de créer.
C'est vous qui donnez à mon imagination, à ma conscience, la
matière qu'elle va pétrir de ses formes. Je vous dois tout mais
jamais ne rend rien; tout juste ces quelques lignes, indignes et
impropres à reproduire en vous l'explosion mirifique d'harmonie
merveilleuse qui fait valser mon âme. Il est de mon devoir de vous
rendre quelque chose, un jour, d'une manière ou d'une autre. Il y a
des lignes, quelques phrases, par mes mains écrites, qui, lorsque je
les lit, me procurent à nouveau, avec force intensité, le sentiment
qui les a vu naître; mais je crois savoir qu'une même cause ne
produit par sur tous les mêmes effets, et mes vers comme ma prose
sont autant de coups d'épée dans l'eau, autant de ponts vers ma
féerie intime qui ne supportent pas vos pas. Nous restons
irrémédiablement l'un en face de l'autre, moi avec mes prétentions
au sublime, et vous avec votre seule croyance ou plutôt vos doutes
et votre réalisme. Et vous avez raison. Je n'accorderai ma confiance
à quelqu'un qui prétendrais les mêmes absurdités suffisantes que
parce que je sais ce qu'il en coûte d'être prisonnier de l'esprit.
Alors je l'écouterais, et je saurais que j'ai un frère, et que nous
sommes d'autres à demeurer demi-génies, complets néants, par
manque de volonté, par absence de courage et par flemme. Nous
sommes plusieurs à se consommer de l'intérieur, enfants du siècle
à l'esprit obèse, gras de spectacles, d'oeuvres en tous genres,
gavés d'images et de constructions humaines, rivés sur le siège de
la conscience, réduit à n'être plus qu'un oeil immense, des
oreilles, un nez ainsi que des membres, surexcités, à fleur de
peau, camés à toute sensation que nous transformons en un sentiment
que nous suçons jusqu'à la moelle, que nous consumons jusqu'au
bout, faisant brûler la vie comme des cheminées d'où nulle fumée ne s'échappe. Après ça il ne
reste que des cendres que nous gémissons dans vos oreilles en autant
de plaintes et de promesses de grandeur, dont la seule trace que vous
pouvez peut-être saisir, réside dans la chaleur de nos propos, dans
l'intensité de notre souffrance et dans le chaos qui nous habite et
nous dévaste en-dedans. Ces mots sont la musique qui s'échappe de
ma cellule intime, ils sont comme une petite mélodie que
laisseraient filtrer les murs de l'esprit, vous en saisissez quelques
notes mais elles sont tellement faibles que vous n'êtes pas vraiment
sûrs. Qu'entend-on? Est-ce beau? On ne saurait dire, c'est trop
lointain... Comme si la musique venait de chaque recoin de la cellule
pour se concentrer en son centre au lieu de s'échapper tout autour.
Voilà ce qu'est l'esprit de ma génération, un trou noir se
nourrissant de tout et surtout de lui-même. Peu à peu, se
concentrer en soi en un point de plus en plus infime, s'échapper
sans cesse vers l'infini, c'est devenir plus rien, c'est tendre vers
le vide. Je suis un précipice, un abysse, voilà pourquoi j'ai le
vertige, car chaque abîme est comme un point qui me ramène à moi,
qui m'appelle et m'ordonne de retourner là d'où je viens, de ces
trous sans fond que savent être les consciences d'aujourd'hui.
Comprenez-vous maintenant
pourquoi il me faut écrire? Car si l'un d'entre vous saisit mes mots
et parvient à reconstruire son propre reflet avec ceux-ci, alors
cela signifiera que je ne suis plus seul, qu'il y a un fond à mon
gouffre et que vous existez en-haut, pas aussi loin que je ne l'aurais
pensé. J'aimerais tellement que vous soyez là et que vous me
tendiez la main. Je me suis même mis sur mon trente et un pour vous:
je suis vêtu de mes plus belles paroles.
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