samedi 10 juillet 2021

Incipit d'un livre fantôme anonyme

Brouillon du 29 Janvier 2019. Un projet avorté, comme les coulisses de cette scène burlesque en sont  allègrement jonchés. Sur le cadavre de mes volontés poussent les quelques poèmes que vous lisez. C'est toujours sur un cimetière que s'élève la vie.

 

La sonnerie du téléphone retentit dans l'air cloîtré de mon studio, brutale et laniaire pour ma tête brumeuse. Je sens la vibration contre le haut de ma cuisse, l'appareil est resté dans ma poche. Je l'y laisse toujours lorsque je sors et que j'ai peur de perdre mes affaires. Je tente de l'extirper du jean qui le compresse et y parvient tant bien que mal. Le mal de crâne est absolu, terrible, l'effort intolérable. Je maudis celui qui m'appelle ainsi un Samedi matin - matin? Quelle heure est-il d'ailleurs? J'ouvre difficilement les yeux dans une lutte odieuse contre la douleur et contemple l'écran du smartphone qui porte mal son nom. Parents, affiche l'écran luminescent dont les lueurs semblent perforer mon crâne. Putain, tout mais pas ça, hors de question que je réponde dans cet état, impossible de faire bonne figure. Pourtant je sais qu'ils vont s'inquiéter, cela fait deux semaines que je n'ai pas appelé. Ma mère va sûrement passer en revue tous les scénarii catastrophes possibles: l'agression par balle, le suicide ou la prise d'otage... Néanmoins je ne répondrai pas. Je laisse le téléphone sonner, attendant amer que le combiné s'éteigne et cesse de brailler. Super réveil, je me sens déjà coupable, comme si la douleur n'était pas suffisante, comme si le fait que chacune de mes cellules me transmettent le message d'un équilibre biologique bafoué ne soit pas déjà une punition pour mes péchés de la veille... Je les rappellerai plus tard, lorsque j'aurai récupéré, bien que cela puisse parfois prendre la journée complète, jusque tard le soir. Je crois que la dernière chose dont j'ai besoin c'est d'une discussion parentale aujourd'hui. Je suis à des années lumière de leur monde, de leurs préoccupations, et j'aimerais être encore plus loin de cette inquiétude dégoulinante, de cette forme d'amour qui s'apparente à du chantage et vous pèse sur les épaules probablement jusqu'à la mort des deux parents. Ce n'est pas que je ne les aime pas, mais leur attitude est une blessure permanente ordonnant le repli des troupes pour panser les plaies, le poids de la culpabilité de ne pas correspondre à leurs rêves, à tout ce qu'ils projettent de gré ou de force en vous de leurs propres aspirations, de leurs propres valeurs, fussent-elles un poison pour vous.

Je jette le téléphone sur le bureau à distance de bras et me tourne sur le côté en position fœtale. Comment diable poser ma tête sur l'oreiller pour que la pression diminue, comment trouver le sommeil... Il faut que je dorme, il faut que le temps lave les toxines, que le corps se débarrasse des scories du bonheur passé, intense et jaculatoire. Dormir au plus vite. Tiens je n'ai pas regardé l'heure qu'il est. Pas grave, il y a urgence, il faut éteindre la douleur, la chasser au plus loin. Le sommeil est capricieux, pourvu qu'il s'en vienne, qu'il déverse son sable pour enterrer ces sentiments qui m'étreignent trop fort dès l'aurore -- l'aurore? non l'astre est déjà bien haut dans le ciel illuminé. Le monde, une fois n'est pas coutume, s'est levé avant moi.


Chapitre  2

Quelle heure est-il. J'ai l'impression d'avoir cent vingt ans. Une fatigue presque osseuse s'est installée à la source de mon être. Un simple coup de vent pourrait me faire chuter. J'attrape le téléphone sur le bureau: 18h42. J'ai raté quelques tours de manège...il va falloir que j'aille sous la douche, une longue douche pour laver les restes de la veille. Quelle soirée! Je ne me souviens pas de grand chose à partir de deux heures du matin mais tout de même. Je crois qu'on a fait danser la vie hier.

Je ressors de la douche un peu mieux luné, la gueule de bois n'est pas trop forte, la descente de MDMA et de cocaïne me laisse toutefois un peu plus déprimé qu'une simple gueule de bois. Il faut que j'appelle mes parents. Je me prépare mentalement en regardant le téléphone posé sur le bureau. Aller c'est parti! La sonnerie retentit cinq fois puis ma mère décroche:
-"Allo?"
-Salut m'man c'est moi, Anthony.
-Ah, tout va bien? s'exclame-t-elle paniquée. Je me faisais du souci, on a pas de nouvelles depuis deux semaines avec ton père..." Ça y est, je croule déjà sous le poids de la culpabilité, je n'ai qu'une envie c'est raccrocher, qu'on me laisse être tranquille, comme je suis, sans jugement, sans notation.
-"Ouais, désolé j'étais occupé, tu sais les études tout ça, pas mal de révision" mentis-je. Cela faisait presque six mois maintenant que j'avais déserté les cours de médecine. Je ne peux plus supporter ce formatage, encore moins les gueules de tous ces petits cons ambitieux, tous prêts à s'écraser les uns les autres pour empocher le ticket d'une vie bourgeoise avec grosse maison et piscine. Tu parles d'une vocation la médecine aujourd'hui... Hippocrate doit se retourner dans sa tombe.
-"C'est pas trop dur, tu travailles bien?" m'interroge-t-elle, sincère, désarmante.
-"C'est pas facile, on nous assomme à coup de connaissances à ingurgiter, un petit peu comme des oies qu'on gave mais bon rien de nouveau sous le soleil.
-Tu es bientôt en vacances non?"
À vrai dire je n'en savais rien, j'étais tellement déconnecté de cette réalité, de ce monde insipide des études médecine, avec ses rythmes imposés, cette routine presque carcérale. Quelle est la date d'aujourd'hui? Je suis contraint de vérifier sur le téléphone. Ah oui, dans deux semaines c'est les vacances de Pâques tiens.
-"Dans deux semaines oui.
-Tu pourrais peut-être venir nous voir? Te reposer un peu à la maison..." me demande-t-elle un peu mielleuse. Je n'ai aucune envie d'y aller. Dans cette campagne chiante où la vie est sans relief. J'ai envie de rester avec mes potes, de faire la fête jusqu'à plus soif, que les choses vibrent un peu, de voir des nanas, d'évoluer dans d'autres sphères.
-"Oui je vais passer une semaine, je pense que le mieux c'est la première, ça me laissera le temps de préparer tranquillement la rentrée comme ça.
-Super, on t'attends quand tu veux, tu nous tiens au courant un peu en avance.
-Ok je te confirme d'ici quelques jours mais je pense qu'on va faire comme ça. Par contre je vais pas te parler longtemps, je dois rejoindre des amis là.
-Ok je ne te dérange pas. Ça va? Tu as une petite voix...
-Oui oui ça va t'inquiète pas, un peu fatigué voilà tout.
-Tu veux que je te passe ton père?
-Non, pas la peine, je rappelle d'ici quelques jours pour confirmer, on se parlera à ce moment.
-Bon on t'embrasse très fort mon chéri.
-Moi aussi, bisous, à bientôt.
-À bientôt, bises!" crie mon père dans la maison.
-"Ciao ciao!"

Je m'assois sur le bord du lit pour reprendre mon souffle, comme si je venais de fournir un effort intense. Je n'aime pas mentir, mais je n'ai pas le choix. Comment expliquer ça à mes parents? Que mes études de médecine ne servent à rien... Pourquoi retarder la décomposition des corps lorsque l'occident organise le pourrissement du monde et de ses constituants avec une ingéniosité frénétique. Je vis dans un état d'urgence, celui de jouir avant de crever, celui de courir sur un rayon de soleil avant que la grande nuit qui nous encercle ne fonde sur nous. La vie ça doit être une fête, une ivresse éphémère mais totale, et puis mourir après ça. Vivre dans un monde sans espoir ça ne peut que vous presser, il n'y a pas de projets à long terme, pas d'équilibre raisonné à atteindre, on veut juste atteindre le prochain sommet et ne plus jamais redescendre, un jour après l'autre, une acmé après l'autre et se détruire en sourdine avant que les autres ne le fassent.