lundi 12 août 2024

Frankenstein créature

Réussir, pour un artiste, est gage d'obtenir les conditions optimales d'une création prolifique d'ouvrages, de pouvoir se concentrer pour ainsi dire. Mais, l'obligation de rendement qui accompagne un tel privilège, le besoin de retour sur investissement de ceux qui assurent au parasitisme artistique un alme biotope, ne sont-ils pas le germe certain d'une asphyxie future? L'œuvre ne se nourrit-elle que de contemplation? N'a-t-elle pas besoin aussi de la brûlure de l'exploitation salariale, du mépris de classe, de la privation, du désespoir? On peut imaginer que tout cela se trouve aussi dans une vie oisive de parasite, la vie du synanthrope qui observe ses semblables payer de leur quintessence l'indécent portefeuille de milliardaires sataniques. Lui aussi est un esclave, un prostitué au service de ses créditeurs. Lui aussi contemple, avec plus de liberté encore, l'absurdité de tout l'étreindre, lorsqu'il sirote à la terrasse d'un café le spiritueux qui l'aide à traverser les jours, tandis que des hordes d'humains s'acheminent en masse de leur tanière au lieu de sacrifice journalier.

Mais, tout de même, il peut se dédier tout entier au projet d'une vie qui s'épanouit en œuvre...

L'autre, celui qui demeure dans l'ombre, sans relation aucune pour être coopté dans le petit cénacle, celui qui ne produit pas à la mode du jour mais dans l'espoir d'un autre temps, celui-là ne peut que glaner ça et là de rares instants de liberté créatrice dans le chaos d'un quotidien ordonné par les obligations de survie. Celui-là se déchire dans l'odieux supplice quotidien du tâcheron qui exécute en chapelet des gestes qui ne lui appartiennent pas, et rêve parfois, à l'ombre des matrices, à devenir un parasite, un puceron entretenu par la fourmilière pour ce qu'il sécrète quelque miellat capable de rendre la torture de la horde un peu moins vive et omniprésente. Il vit dans le déséquilibre d'un rêve racoleur et mensonger lui faisant croire qu'être entretenu pour vendre son âme serait plus propitiatoire que d'être une force d'un travail inepte au sein duquel quelques ilôts de répit forment l'archipel d'une œuvre disloquée, lacérée. Mais qu'en sait-il au fond? Et ces maisons closes  au sein duquel officie l'artiste vendu au succès ne sont-elles pas, au final, des abattoirs pires que les usines et bureaux du vulgum pecus?

Se poser la question tous les jours et poursuivre l'atroce accouchement d'enfants difformes et idiots qu'un souffle de rêve maintient ensemble dans la démarche capricante d'une œuvre fantasmée -- Frankenstein halluciné issu de l'effort toujours empêché d'être ce que l'on est en ce monde -- il n'y a rien d'autre à faire... à part se tuer.