dimanche 3 avril 2016

L'organe d'expérience

La philosophie, et plus particulièrement la philosophie première, est non une science, mais un organe de vision. On bâtit de complexes et grandioses édifices rationnels qui s'élancent vers les cieux comme pour toucher les dieux, tout ça parce que nous ne pouvons précisément vivre ces choses que nous écrivons. On peut décider autant qu'on veut de former des images du Tout, d'en expliquer les dynamiques causales à partir de causes premières que l'on forme d'un coup de songe et qu'on assemble avec la patience du programmeur. Tout cela, nous l'écrivons avec application, et nous créons tous ces objets littéraires plus ou moins cohérents et réussis (selon les philosophes), c'est à dire que nous nous racontons ce que nous ne pouvons percevoir, sentir et expérimenter.

Avec les gens, tout est différent en ce qui me concerne. Avec les gens, je n'ai pas besoin de tracer des définitions, de dérouler avec une rationalité discursive le fil de lois censées régir le monde des interactions inter-individuelles. Tout cela, je le vis de l'intérieur, je suis plongé de manière organique dans les dynamiques sociales. Je ne comprend pas les autres, je les vis, et pour cela je n'ai jamais eu besoin de l'organe philosophique afin de former des images littéraires de ce que j'imagine. Je n'ai pas besoin d'une imagination pure, d'une raison pure en ce qui concerne mes rapports avec mes semblables, tout ce qu'il me faut est une sensibilité aiguisée que l'empathie affûte encore et encore.

Je vis les autres parce que je les suis, et nulle philosophie ne peut suffire à expliquer ce qui est impliqué dans ces expériences vécues.

Peut-être est-ce cela la vraie connaissance, c'est à dire celle qui s'abolit non dans la simple fusion du sujet et de l'objet, mais dans celle du sujet, de l'objet, et du référent même (condition de possibilité de l'existence des deux précédents). En étant la possibilité d'être, je peux être tout le monde, et ainsi je me démarque pourtant à jamais de chacune de ces existences. La transcendantalité de notre identité fait de nous par essence des formes de vie empathiques au plus haut point. Nous ne sommes ni les autres, ni nous-mêmes, mais la possibilité d'être tel ou tel. Voici là un organe d'expérience bien plus fort et complet que ne l'est celui de la philosophie.

Aucun commentaire: