mercredi 19 mai 2010

Les Hommes [Chapitre 1]

Eric se réveille la joue contre l'oreiller. Ses yeux s'entrouvrent pour voir le mur de sa chambre découpé par la petite fenêtre où s'engouffre une poignée de soleil qu'on aurait jeté là par hasard.
Eric a mal d'être encore là, de s'être offert corps et âme à ce travail qui l'engloutit. La journée commence mal comme toutes les autres. Comme tous les jours, il devra répéter les mêmes gestes, suivre la même routine, et puis mourir tous les matins du monde sauf le Week-End;

Un pieds gauche qui touche le sol cherchant aveuglément une pantoufle égarée, il se lève difficilement, il est ce vieillard vers lequel sa vie le pousse avec tant d'empressement. La frêle silhouette attrape une casserole pour y faire bouillir de l'eau, les images de son passé dansent en surimpression sur la grisaille matinale qui l'entoure. Il dépose un sachet de thé dans un bol et attends les yeux dans le vague. Comment peut-on passer de cette jeunesse heureuse et insouciante à cette dépossession totale de soi-même, cette privation de liberté induit par cet impératif de survie toujours plus fort: le travail? Ce travail si absurde qui le vide chaque jour un peu plus de sa substance, de son humanité. L'éducation construit des hommes et le travail les détruit pense-t-il alors. Le crépitement mat de l'eau se fait entendre et Eric remplit son bol. Le thé infuse doucement et répand sa teinte dans l'eau brûlante. Encore une journée comme une autre, une journée d'oubli.

Lorsqu'il sort enfin de chez lui, il observe avec monotonie les visages tristes qui l'entourent. Il se dirige vers cette bouche de métro qui dévore les hommes en quantité industrielle. Tout est industriel dorénavant, des objets jusqu'aux sourires que l'on fabrique en série, que l'on colle sur soi comme un masque salvateur. Les gens prennent toujours les escalators, à force qu'on choisisse leur vie pour eux, ils en viennent à ne plus être des adultes, tout juste du combustible qu'on achemine sur tapis roulants pour aller alimenter la grande faucheuse: l'économie capitaliste. Eric, comme toujours, prend l'escalier qu'il dévale quatre à quatre; les gens le regardent un peu étonnés, un peu agacés qu'on ose leur rappeler qu'ils ont un corps et une volonté qui les meut. Il s'en fout, lui comme tous les autres, à force d'être mâché, n'a plus de goût.

Les transports en communs parisien et leur réseau immense sont comme une gigantesque usine où chaque ligne est une chaîne que les gens empruntent pour se faire conditionner. Sur le quai, on n'écoute même plus les cris, les plaintes, les délires des exclus qui vont passer leur journée sur un siège, un peu éméchés, à contempler seuls le ballet incessant des petits soldats du capitalisme. Finalement, leur vie a plus de saveur que la nôtre se dit Eric en plongeant son regard dans le tunnel noir d'où surgit une rame de métro.

Soudain, c'est la bousculade, les gens se poussent, s'entassent au maximum, s'invectivent pour réussir à entrer dans le wagon où l'air est irrespirable tellement la résignation imprègne jusqu'au sièges. L'homme regarde ce spectacle navrant et lutte de toutes ses forces pour ne pas prendre ses jambes à son cou et faire demi-tour pour fuir dans un aller sans retour. Mais au bout du compte, un salaire l'attend dont il ne peut pas se passer, il ne peut pas se permettre de quitter ce boulot ce qui veut dire aussi qu'il n'a pas le droit d'arriver en retard, pas encore une fois. Il aspire une grande bouffée d'air avant de creuser sa place dans la foule dense qui rouspète.

Sirène stridente, portes qui se ferment, le métro s'ébranle et achemine son cortège d'énergie que l'on va consummer en billets jour après jour, année après année. Ce serait si simple pourtant de tout quitter, de se regarder en face et d'attraper cette liberté qui est en nous pense alors Eric. Il sent bien que plus les années passent et plus cette impulsion salutaire requiert un effort douloureux, et pourtant... Son regard se fixe sur la jeune femme en face de lui qui s'efforce comme les autres de bien garder les yeux dans le vague, de ne pas faire face à d'autres conscience et de garder la sienne enfouit sous les impératifs. Il cesse de l'observer pour ne pas créer de remous sur la surface des habitudes, pour ne pas troubler la peur ambiante devenue presque tangible. Eric, comme des millions d'âmes au même moment, hurle dans son esprit pendant que tout autour règne le silence des machines.

Après une heure et demie de transport, de changements de lignes, de métros en bus, le voici enfin à son travail. Un autre manège commence maintenant pour lui, le seul où l'on paye avec sa vie pour un tour sans fin.

19h05, Eric met un pied sur le trottoir, quelques heures lui appartenant l'attendent, quelques heures seulement pour laver une journée d'effacement minitieux, de gommage idiosyncratique pour ne plus laisser qu'une ombre fuyante déambulant sur le trottoir à la recherche d'une partie de soi qui sans cesse s'éloigne en dedans. Eric respire un grand coup, l'odeur des pots d'échappement s'infiltre dans ses poumons, cette vie l'écoeure, le monde sent tellement mauvais. Est-il vraiment le seul à sentir cette odeur d'excrément qui sévit partout, tapie en chaque objet, dans chaque personne?

Transports en commun. Foule rance, rincée par la fatigue. Quelques pas sur le trottoir encore puis Eric pénètre dans son immeuble et entre enfin chez lui: il est 21h00.

Il s'effondre sur son canapé et met de la musique. Le shit est là qui attend sur le bureau, Eric s'en roule un petit pour la route, pour entamer une soirée qu'il connaît par coeur mais qui pourtant le maintient en vie. Premières bouffées, l'aigreur disparait lentement, la musique se dilue dans le haschich, ou l'inverse il ne sait plus. Ne plus réfléchir, vivre l'instant présent. Ne surtout pas penser qu'il faudra se lever demain à 7h00 pour aller bosser. Ne pas garder en tête qu'il est 21h26 et qu'il ne faudra pas se coucher après 1h00 pour être à peu près en forme demain. Ne pas être conscient que sa vie se résume à ces maigres heures de faux repos, de faux bonheur où finalement tout se dissout, tout s'effrite comme la vie.

Mercredi 00h37: Eric va se coucher, la tête qui tourne et le coeur plein de rage pour cet avenir si présent qui n'a rien d'un sourire. Eric a peur, si peur de ne pas tenir pour les autres. Et un vertige sans fin s'empare de lui, lorsque lucide il veut plonger son regard en lui, lui qui n'existe plus, plus vraiment...

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