Supprimons la logique et voyons ce qu'il reste du raisonnement antérieur: rien. Le concept de réel lui-même se dissout alors, la relation subjet-objet se délite elle aussi, et la possibilité même de maintenir la synthèse cohérente d'un monde s'effondre sur elle-même, dénuée dès lors de fondement.
Par quoi faudrait-il donc remplacer la logique, la loi qui seule ordonne un monde, fait tenir sur son socle un cosmos si cher à l'homme à qui l'acosmisme est parfois une véritable torture? On pourrait la remplacer par l'expérience et donc par le savoir-faire, mais là aussi nous utilisons une loi, une forme de l'entendement qui viendrait unifier la somme d'expériences abstraitement semblables sous une même unité. La causalité s'invite, le concept de général et de particulier et ainsi de suite. Impossible à l'homme, semble-t-il, de ne pas partir de formes, de schèmes, pour constituer un monde. Ceci peut très bien s'expliquer notamment par le fait qu'au stade physiologique, l'homme est d'emblée dotée de formes: le corps, les sens, autant de conditions de possibilités de l'expérience.
Mais il ne faut pas oublier que c'est l'usage même de la raison, de la logique discursive qui nous a permis d'arriver à douter de sa légitimité à produire une connaissance, et par extension de douter du concept même de connaissance. Si la connaissance est par essence décalage (le même qu'entre le sujet et l'objet, le même qu'entre le signe et l'objet représenté, le même qu'entre l'objet et la chose en soi), elle est donc par nature incomplète, relative. Or il est assez évident, notamment lorsqu'on aborde des raisonnements scientifiques tels que ceux de la mathématique, qu'une vérité incomplète est la même chose qu'une erreur: elle n'est pas une vérité du tout. Tronquez une partie d'un théorème, vous n'aurez que des résultats faux. Ainsi, la connaissance relative est une méprise dans l'élaboration même de son concept. Ou plutôt, est-ce nous qui avons voulu tirer d'un tel concept ce qu'il ne promettait en rien.
Résorber l'abîme, c'est faire coïncider le sujet à l'objet, c'est faire se confondre le signe à l'objet, l'objet à la chose. En d'autre termes il faut cesser d'avoir un sujet qui co-naît avec l'objet, il faut un sujet-objet. La connaissance absolu devient alors l'être même. Connaître la matière noire, c'est être matière noire. Ceci a pour conséquence paradoxale, mais logique, d'abroger la connaissance. Être une chose c'est précisément ne pas la connaître, on ne peut être une chose tout en étant à côté d'elle, en face d'elle (à part peut-être lorsqu'on aborde le mystérieux problème de la conscience, et encore, peut-être qu'il nous apparaît paradoxale parce qu'il est mal posé...).
À partir de là, que reste-t-il à l'homme qui a érigé la raison en parangon de la vertu, qui l'utilise pour placer au-devant de lui des horizons à conquérir, pour guider son comportement à travers l'éthique, pour arraisonner un monde a priori forain et qui l'inquiète? Lorsque la logique scie la branche sur laquelle elle est assise, il faut pour ne pas chuter trouver un substitut.
Une des possibilités est de n'appliquer son effort qu'à l'éthique, sans plus s'occuper de la connaissance théorique. Cependant, l'éthique ainsi conçue, est le fruit d'un raisonnement logique, or si l'on en arrive à se méfier de la logique, il n'y aucune raison de l'utiliser comme outil pour produire des règles éthiques. Car ce que recherche l'homme à travers la logique, c'est un outil qui semble lui révéler les lois de l'univers, parce qu'ainsi doté d'un tel outil, il peut exhumer de l'expérience brute et de la singularité irréductible, les lois, l'universel qui lui permettra de construire les vérités auxquelles se soumettre. Sans cela, que faire, pourquoi suivre tel principe plutôt qu'un autre, pourquoi tel acte en préférence à tel autre, comment pondérer les choix si nul critère, nulle valeur ne leurs sont attachés en soi et pour soi?
En fait, suivre le déroulement du fil logique conduit à rejeter la légitimité de la logique en tant qu'outil de révélation de lois qui ne seraient pas arbitraires par rapport au réel, c'est à dire de règles qui pourraient avoir une validité non relative et non subjective. Précisément, ce à quoi parvient le sceptique, c'est au constat de sa propre puissance créatrice. C'est lui qui produit à partir d'une logique, dont on ne peut dire qu'elle soit une règle régissant le réel, ses propres critères, ses propres valeurs et ses propres vérités. C'est un moment de vertige qui accompagne cette prise de conscience, puisque le penseur qui croyait alors faire reposer ses pas sur un sol extérieurement réel, qui s'imposerait à lui, se rend désormais compte qu'il jette avec le sable des croyances, des poignées de lui-même au-devant, qui constitueront la terre qui portera ses pas.
Passé ce moment d'angoisse et d'hébétude (mais peut-on réellement passer ce moment?), il peut toutefois retirer une grande extase dans le fait de se savoir créateur, dans le fait d'être lui-même son propre dieu: à la fois jugé et juge, châtié et bourreau, découvreur et inventeur. Il ne reste plus qu'à créer "sceptique", créer des mondes en pagaille, créer des valeurs et voir, à travers tes tentatives, dans quel genre de monde ton coeur s'apaise, où s'emballent tes aspirations, comment se taisent tes angoisses.
Mais il ne faut pas oublier qu'encore une fois, c'est en suivant la logique que tu arrives à ce constat. Or cette maîtresse est infidèle, et si tu la suis encore, bientôt elle viendra, comme une marée montante, détruire tes châteaux de sable pour faire reparaître plus tard un sable vierge de tout sillon. En tous sens tu peux faire aller tes pas sur son sable tendre, rien ne te guidera plus désormais. La validité des axiomes que tu as posés pour parvenir à ces conclusions ne peut être vérifiée, d'autres mèneraient ailleurs, et même quelques éléments omis dans ton raisonnement, ou une tournure différente, sont des chemins loisibles. Peut-être, tout juste, peux-tu t'attacher à respecter la liberté d'autres vivants, errants sur les mêmes terres, se sachant perdus ou l'ignorant. D'ailleurs, qui te dis que ce que tu recherchais à la base, à savoir une vérité extrinsèque, des valeurs objectives, n'existent pas vraiment? Qui te dis que tu n'es pas le seul à voir du vide où est le plein?