vendredi 3 février 2017

La connaissance, le relativisme et le sceptique (5)

D'un point de vue logique, nous ne parvenons qu'à douter de l'existence d'un critère de vérité. S'il existe du moins n'avons-nous pas les moyens de le connaître (ou bien les avons-nous mais nous les ignorons eux). Le seul critère de vérité des propositions réside dans les axiomes qui n'ont de valeur de vérité que par autorité. Autrement dit, nous introduisons la certitude et la nécessité par une acte non scientifique de croyance. Il est certes possible de justifier la validité d'axiomes en les insérant dans un épistémè où ils deviendront des objets démontrables par proposition, mais cet épistémè qui les justifie est lui aussi basé sur des axiomes qu'il s'agira d'interroger de la même manière et ce dans une régression à l'infini.

D'un point de vue physique, nous avons vu que l'adequatio rei et intellectus semble logiquement contradictoire, nous ne reviendrons pas dessus. Si l'on veut absolument se placer dans un paradigme idéaliste, comment définir la vérité? Serait-elle la sensation? Dans ce cas là, elle est absolument subjective, c'est à dire sans relation. Si l'on veut imaginer un idéalisme platonicien (qui n'est à mon sens pas un idéalisme mais un réalisme puisque Platon maintient l'idée d'un arrière-monde réel en-dehors des phénomènes), je ne prendrais même pas la peine d'y répondre et renvoie aux exposés kantiens.

Il nous reste à étudier la troisième partie de la philosophie qu'est l'éthique, mais pour ce faire, nous aurons besoin encore d'en passer par les deux parties précédentes.

La logique, ou plus généralement le discours, est un domaine abstrait basé sur les idées et notamment sur le concept central de quantité. Quantification et abstraction sont des synonymes en ce sens qu'ils fonctionnent tous deux par induction, en créant une forme déterminée par une loi au sein de laquelle une collection de qualités pourront être instanciées (cf cet article, bien qu'à l'état d'ébauche et contenant des éléments dissonants à modifier notamment la définition de l'objet que j'invite le lecteur à occulter...). Plus central encore est le concept d'identité par lequel l'esprit, en y mêlant la fonction mémorielle produit le concept de continuité. Le monde abstrait des quantités et concepts subsiste par la continuité qui assure l'identité des concepts dans le temps, en d'autres termes l'esprit crée un monde de permanence, bien apaisant au regard de celui, plus immédiat, des phénomènes, caractérisé par son impertinente impermanence (nous avons ici une pensée bienveillante pour Platon et pour tous les dogmatiques en général).

Phénoménalement, le temps érode les états de chose (le terme de transformation serait plus séant) et fait qu'empiriquement nous ne vivons jamais une même situation plus d'une fois et nous n'expérimentons jamais l'identité d'un objet: la table que je quitte un instant et que je retrouve quelques minutes plus tard n'est plus la même d'un point de vue temporel (c'est à dire sa situation dans le temps), et d'un point de vue spatial aussi puisque les atomes se sont déplacés, la peinture, même imperceptiblement, s'est altérée, etc. Nous n'expérimentons qu'un écoulement permanent, une transformation incessante de soi et du monde que, parfois, les limites de notre perception nous empêchent de saisir, nous laissant croire naïvement à l'existence de l'identité et par extension de la continuité. L'identité semble, si l'on veut bien considérer avec attention la chose, n'exister que dans l'état immédiat d'un contexte spatio-temporel figé. Réintégrée dans le flux des choses, l'identité est un sol qui se dérobe sous nos pas, une propriété qui à peine posée disparaît, à tel point qu'en observant de plus en plus finement la ligne de chute, elle ne peut même plus être posée du tout.

La logique passe sur les assertions comme le temps qui érode les états, elle les dirime sans cesse, à tel point qu'il semble même improbable que l'on soit en droit d'en poser une seule. L'assertion ne peut avoir de validité que sur un monde d'objets permanents (comme l'a bien noté la philosophie dès ses débuts), donc elle n'a qu'une validité logique, c'est à dire interne: elle forme un système qui ne parle que du système.

On le voit, tout ce problème de la vérité naît de nos représentations et plus précisément du discours que l'on tient sur les choses. d'ailleurs les concepts constitutifs de la vérité sont précisément de purs concepts linguistiques (universalité, nécessité, identité) que nous ne rencontrons pas dans l'expérience. L'expérience humaine n'est pas celle, absolue et immédiate, de la sensation car il semble bien que l'expérience humaine mêle sensations et concepts, ou devrions-nous dire formes*, à travers la perception, et elle n'est pas non plus cette médiation**  sous-tendue par la permanence linguistique qu'introduit la logique, le langage.

En s'en tenant aux phénomènes il est loisible de dégager des redondances dessinant des schèmes auxquels l'homme peut se fier pour guider sa vie pratique. Le 'savoir' dégagé par la mise en commun des observations (diachronique et synchronique) forme plus une technique, un art (à la manière des médecins empiristes de l'antiquité) mais qui n'est jamais constitué pleinement, jamais achevé et en perpétuelle reconstruction. Sans le fixisme induit par la logique, il semble bien que l'homme puisse évoluer dans une zone de savoirs flous construits par induction mais dont on se gardera bien de figer les règles. Tant que l'on constate que la fumée suit le feu on ne peut faire erreur tant qu'on y assiste vraiment, mais d'en induire une règle plus générale peut être pratique mais ne doit pas donner lieu à la construction d'un concept figé (causalité, nécessité, etc.) c'est à dire non relatif et qui pourrait s'avérer faux dans un contexte ou une occurrence différents. C'est cette même souplesse qui permet de s'adapter à l'expérience (or on a pu constater à quel point la technique a fait évoluer l'expérience humaine) sans créer les fossés infranchissables parfois qui peuvent se créer entre des théories et l'expérience (on peut citer comme exemple le cas d'une religion qui ne pouvait admettre que la Terre ne soit pas au centre de l'univers). C'est cette souplesse encore qui permet d'accueillir l'altérité, la nouveauté, la contradiction, non comme un ennemi mais comme une invitation à se transformer, à s'adapter au rapport du sujet avec les phénomènes.

Il s'agit donc bien d'un monde de croyances dans lequel évolue l'homme raisonnable ainsi débarrassé des ornières du langage (langage qu'on ne jette pas aux orties mais dont on gagnera à circonscrire la portée et l'usage). La méthode expérimentale ne produit pas une science mais un système de croyances (voilà ce qu'est un épistémè, cf article suivant) liées par un échafaudage, c'est à dire une structure éphémère, du moins mobile et agençable. Ne pouvons-nous nous débarrasser de la croyance, afin de coller au mieux à l'expérience? Ce serait retomber dans les filets de ce que nous avons chercher à fuir: le doute sclérosant. Les croyances que bâtie la science (en modélisant le réel à partir de formes qui nous appartiennent) forment des principes qui permettent par inférence de guider l'expérience humaine. En ce sens, elles ont un côté pratique indéniable et sont même nécessaires à l'action humaine, sans croyance impossible de délibérer (si ce n'est au hasard, mais cela implique aussi de croire que le hasard est la meilleure forme de délibération, ce qu'une expérience même limitée de la vie sur un monde où existent divers périls vient démentir aisément), or, nous l'avons expérimenté nous-même (de manière pacifique), et vus chez d'autres (à travers des manifestations violentes), cette situation est productrice d'une souffrance dont on cherche instinctivement à se débarrasser ou à sublimer (ce qui revient à la même chose).

En somme, il ne reste plus à l'homme qu'à accepter l'incertitude et le rôle de la croyance. Mais soyons très prudent envers cette dernière, si une croyance est en soi inoffensive lorsqu'elle est bien reconnue comme telle, elle peut devenir létale lorsqu'elle se mue en foi à travers l'arme que constitue un homme (et a fortiori un groupe). Soyons bien attentifs au fait que si l'homme parvient à bien comprendre les outils qu'il utilise pour bâtir son royaume de croyances (notamment la logique) et qu'il devient sceptique en conséquence, la chute peut être mortelle, et la lucidité devenir un poids insupportable, un troisième oeil qu'il faut dès lors fermer par tous les moyens. Il faut reconstruire le sol sous les pas de celui qui chute et c'est précisément à cela qu'il faut s'attacher dans cette période dangereuse de destruction. Ce qu'il reste au sceptique, c'est la présence de l'autre et l'amour bien phénoménal qui unit les êtres dans l'humilité de leur condition, et aussi l’orgueil compensatoire que procure la puissance de créer des mondes. C'est ce dont nous allons discuter à présent.

* le concept étant l'expression logique, linguistique d'une forme. Sans langage nous expérimentons bien une certaine forme de causalité à laquelle nous nous fions instinctivement pourrions-nous dire, mais c'est bien le concept à travers sa définition linguistique qui objective ce qui était transcendantal dans le sujet. Vous me direz, si le langage ne fait que faire signe vers alors cela implique que l'objet causalité était déjà là dans le sujet qui l'avait extirpé de lui en se faisant lui-même objet: oui cela semble logique, mais sans la fixité des mots qui figent dans l'éternel, cet objet restait dynamique, constitué par le caractère impermanent de l'expérience et donc lui-même impermanent.

** Faisons une expérience pour bien comprendre la distinction entre immédiation et médiation. Imaginez que vous vous placez dans la sensation pure, présente, sans rapport à aucun passé ni présent, la sensation totalitaire de la méditation. Tout n'est qu'une sensation qui s'écoule, vous êtes dans l'immédiat qui, considéré dans le temps, est un écoulement et donc l'expérience d'une impermanence. Mais l'immédiat n'est-t-il pas précisément permanent puisque sans rapport avec d'autres instants? Oui, mais tel qu'il se conçoit, dans le temps, il est un point qui s'écoule il est donc une permanence (le point) soutenue par une impermanence (l'écoulement temporel), vous ne pouvez concevoir sa permanence que par un substrat impermanent. Et inversement, vous ne pouvez concevoir cette impermanence qu'à partir d'un substrat permanent (le sujet, la conscience éprouvante): il faut créer la relation pour que les deux termes existent. Ce petit exercice est un paradoxe et donne le tournis précisément parce qu'il illustre l'absurdité des concepts. Médiat et immédiat sont des inexistants, ils sont les termes d'un rapport permanent (les horizons) où seule existe la relation qui relie ces termes. L'immédiat atteint, achevé, est la même chose que le médiat et inversement. Immédiat et médiat n'existent pas séparément: l'immédiat ne se conçoit que par l'appartenance au médiat, c'est à dire comme moment du médiat, et le médiat que comme appartenance à l'immédiat, c'est à dire comme cheminement de (ou dans) l'immédiat. On peut ici prendre l'analogie temps et espace: on ne peut imaginer le temps sans le concevoir comme durée d'un espace, et l'on ne peut concevoir l'espace que comme subsistance, durée. La physique a d'ailleurs compris que ces deux concepts n'en sont en fait qu'un seul: l'espace-temps.

5 commentaires:

elly a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
elly a dit…

Charles Bally, un linguiste de la fin 19è début 20è siècle, disait que le langage sert à vivre, à croire (qui est une modalité du vivre), à parler (ce qui est aussi une modalité du vivre), etc. Les êtres humains sont des êtres parlants, des corps parlants, ou si l'on préfère des animaux parlants... Peu importe l'étiquette après tout. Mais il semble que c'est bien là un réel (à moins que ce ne soit qu'un phénomène ?) qui nous échappe, "parlêtres" que nous sommes, inconnus étranges, géniaux et en proie à la folie à la fois. Car, le langage qui nous est accolé de quelques manières (oral, iconique, gestuel..) est à la fois cet élément constitutif de nous et qui nous dépasse : on pourrait presque dire que le langage, comme un parasite aussi, ou comme un charme, nous mène par le bout du nez. On n'en a pas l'entière maîtrise. Même si "outil" si l'on veut ou "excroissance" du corps (à la fois ondes et matières), il permet de faire lien social, maladroitement ou efficacement. Il se pose là entre nous et le monde, entre nous et les autres, et presque miraculeusement, il donne du sens à nos sensations, à nos expériences, à nos relations. Il fait une culture qui appréhende une nature... Avec le temps, avec notamment sa forme écrite, il a acquis des formes d'abstraction de plus en plus complexes : les concepts par ex. A tel point que parfois, ça ne fait plus sens... Soit trop, soit pas assez, aussi. A en faire tourner la tête... Voilà ce que ça donne par ex, un sujet parlant : un article sur la connaissance. Encore de quoi méditer jusqu'à la fin des temps ! Parce que l'on ne peut s'empêcher de penser (en rond), résidus du langage ou humus de celui ci.
Et moi, je me suis permis de parler à côté... :-) Bonne journée !

L'âme en chantier a dit…

Le langage est un sujet passionnant effectivement, un phénomène qui nous échappe j'en conviens aussi, d'ailleurs à ce sujet, je suis persuadé que la lecture des "Recherches philosophiques" de Wittgenstein vous passionnerait (si ce n'est déjà fait). Il montre bien à travers des exemples (et sans porter de conclusion mais simplement en plaçant le lecteur face à des problèmes) marquants comment le fonctionnement même du langage (la signification, les "jeux" c'est à dire les fonctions ou champs d'application) reste très énigmatique.

elly a dit…

Sans doute, mais pense-t-il l'articulation du corps et du langage ? C'est ce qui m'intéresse.

L'âme en chantier a dit…

C'est précisément un de ses thèmes fondamentaux: pour lui le langage est fondu dans la forme de vie, il fait partie de son histoire naturelle.