jeudi 14 août 2014

Sophos

J'ai retrouvé il y a peu un immense plaisir que je pensais enfoui dans les décombres d'une jeunesse dorée, un plaisir dont j'avais certainement oublié la réelle profondeur. Moi qui pensais que ce "je" d'il y a quinze ans ne se nourrissait que d'expériences superficielles et peu sensées, peut-être me suis-je trompé; peut-être que ces instants ne s'accompagnaient pas de tout ce lourd bagage sémantique d'aujourd'hui, mais n'en avaient pas moins leur abîme de sagesse.

Le surf.
Recueillir avec déférence les fruits mûrs de l'océan et de cette houle qui le fait onduler et paraître parfois comme un immense désert avec ses dunes aquatiques dont le mouvement rappelle les mirages s'élevant du sable brûlant. Être tout simplement là, maintenant, avec l'océan qui gronde, qui fracasse et broie, mais aussi chante et caresse, de mèche avec le vent. La joie, pure, cristalline qui s'empare de moi lorsque mon corps baigne dans l'élément liquide, agité, vivant, et dont l'énergie se fait palpable, terriblement palpable par moments. Et la métaphysique ne s'apparente alors vraiment plus qu'à "l'effet d'un malaise passager". Toutes questions abolies, tous noeuds déliés, tous projets dissous. La philosophie n'est plus que ce désir lancinant qui s'est éteint, une course vers un idéal que l'océan nous offre continuellement en toute simplicité. Toutes les philosophies du monde qui visent à atteindre le bonheur (comme s'il s'agissait d'un point, d'un lieu ou d'un moment déterminé) à l'aide de cette capricieuse clé qu'est la vérité, toutes sont absorbées dans l'harmonie du mouvement de celui qui glisse sur la peau de l'océan, dressé sur une planche de mousse, serpentant et s'envolant dans une manifestation de liberté purement effective.

Aujourd'hui, je ne me pose plus de question. Kant nous l'avait dit, et je crois qu'il avait raison (du moins pour cette époque), il ne peut y avoir de réponse à nos questions métaphysiques, la lumière n'accède pas aux ténèbres, elle en surgit dans un acte qui l'annule. Chaque interrogation métaphysique est une étoile accrochée sur l'horizon, elle est un prétexte à sans cesse avancer, un point de focalisation que l'on peut suivre mais pas atteindre, elle est une pure projection de nos propriétés ontologiques (non disons plutôt épistémologiques, que peut bien être cette ontologie dont nous parlons si ce n'est la cristallisation de nos errements?). L'océan, lui, est bien là, tangible, il nous offre un milieu où évoluer, où expérimenter, où être. Le surf me rend heureux, plus heureux que toute velléité créatrice, que tout assouvissement d'un quelconque désir.

Le roulement du doute et de l'angoisse n'était pas encore enclenché durant la jeunesse, je sais aujourd'hui que c'est grâce à cette sagesse qui me faisait exister totalement dans l'instant présent: le corps exprimant l'esprit exprimant le corps: pur plaisir, pur bonheur, pure présence. On n'attendait pas, à l'époque, de si grandes choses de soi, les jeux et les activités étaient plaisantes non par l'image de nous-même qu'elle permettaient de refléter, mais par la tonalité singulière sur laquelle elles faisaient vibrer notre existence. L'enfant n'a pas d'idée préconçu du jeu, il apprend et se déploie sur toute la surface de l'aire, totalement et de toute son intensité. C'est à cette leçon si puissante que m'a ramené l'expérience du surf, seulement désormais avec les mots me permettant de me le formuler, de le vivre et de le penser comme un objet, comme on dessine quelque chose que l'on a vu afin de se rappeler du sentiment alors éprouvé.

Je ne veux rien accomplir, juste habiter mon présent de tout mon poids, de toute mon actualité; et quand je glisse aux creux de la vague, remontant sur son épaule pour mieux retourner en son sein, alors c'est sur la crête d'une mélodie exquise que je réside, dans une variation diaprée de sentiments singuliers qui sont ma façon à moi de pulser la vie.

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