dimanche 12 septembre 2010

Les Hommes [Chapitre 3]

Assis dans son 19 m2 hors de prix, Eric regarde par la fenêtre et observe les oiseaux partis pour le soleil, loin de sa prison. Ils sont comme ces souvenirs, pense-t-il, ces souvenirs d'enfance qui semblent flotter dans un univers parallèle.

Il se souvient avec intensité le premier livre qu'il a lu, au CP: "Histoire du prince pipo". Avec quelle fascination il avait découvert ce monde peuplé de mots, ces territoires imprimés ouvrant des portes sur la magie, sur les recoins oubliés par la science et son objectivité toujours valide, sa vérité froide. Lorsqu'il avait refermé le livre après des heures de lectures heureuses, quelque chose s'était passé, un léger déplacement de son âme, l'enclenchement d'une gachette qui avait enfanté d'un désir: "je veux être écrivain!". Il est loin ce rêve maintenant, loin de ses abattoirs où il passe ses journées, loin de ces couloirs bourdonnants, de ces machines à photocopier, de ces ordinateurs jamais éteints, de ces étages qui s'écrasent les uns sur les autres, de ces tours défiant les arbres.

Ca fait bien longtemps qu'il n'avait lu un livre, et pourtant il fut un temps où ils tapissaient sa vie, ses murs. Il avait écrit même plus petit, à l'école primaire. Peut-être un jour... Lorsqu'il rentrera chez lui avec un restant de courage et de volonté, avec l'envie de se tenir debout comme un homme qui avance. Peut-être qu'un jour, les mots lui parleront encore...

Par la fenêtre, la nuit commence à ronger les restes de soleil qui s'attarde, le ciel est le théâtre d'une guerre quotidienne, sublime, diaprée de lumière et de nuit. 19h42: il est temps de rejoindre Mariachi comme il aimait lui-même à se prénommer. Un ami rencontré durant les études, Mariachi et Eric ont fréquenté la même école, et occupent les mêmes emplois, à peu de choses prés. Son ami avait pris la décision de lui faire découvrir son quartier, à lui, qui déteste Paris. Montmartre... Il en avait tellement entendu parler qu'il en était écoeuré, mais c'est avant tout l'occasion de manger au resto et de boire un peu, d'oublier encore, au moins de faire semblant. Et puis tout de même, ça fait 5 ans qu'il habite dans cette mangeuse d'hommes et il n'a toujours pas visité la majorité de ses quartiers, de ces morceaux d'histoire.

Eric sort, la nuit semble se jeter sur lui. Il s'enfonce sous terre, avec les autres, les siens, les hommes qui fuient. Le métro l'emporte en hurlant. Samedi soir: les gens rient et semblent heureux, il n'aime pas ça. Son visage se reflète dans la vitre, il se trouve laid, triste, il ne regarde même plus les filles, ces poupées de plastique parisiennes, inabordables, insipides. Qu'on est bien dans le mouvement, dans ce relâchement temporairement autorisé, dans cette passivité si douce. Quelqu'un d'autre conduit, on lui donne les rênes de sa vie et l'on attend, on observe les atomes défiler.

Sa station: Eric descend, il ne se souvient plus la sortie, il en prend une au hasard, de toute façon le hasard ce n'est pas pire qu'autre chose soupire-t-il. Il monte les escaliers. Suit toujours la même direction. Encore des escaliers, en colimaçon cette fois. Il n'avait encore jamais vu cela à Paris. Toujours pas de sortie, cela fait maintenant quelques minutes qu'il monte. Il est seul, le béton l'opresse. Il monte. Monte encore. Y-a-t-il une sortie? Ses jambes sont lourdes, il s'essoufle un peu, accélère. Son coeur bat vite: effort et stress conjugué. Encore un virage: l'air enfin. La gueule de béton s'ouvre sur un lampadaire typique et quelques arbres au bas d'immeubles bourgeois. Montmartre. Il prend son téléphone et appelle Mariachi. Prendre telle rue, continuer tout droit: l'ami est là qui attend.

Un bref salut, une poignée de main puis Eric partage son angoissante arrivée:
-"Putain, c'est la folie les escaliers pour arriver ici. Ca n'en finissait plus, je commençais à sérieusement mal le vivre..."
-"Ouais je sais, ils sont horriblement longs. Bon je vais t'amener dans un petit resto sympa du coin tenu par des fans de rugby. On y mange plutôt bien et ce n'est pas trop cher tu verras."
-"Aller je te suis, je meurs de faim, et de soif aussi... Dis donc, c'est vrai que c'est plutôt joli comme coin en tout cas."
-"Attends, t'as rien vu encore, on va monter un peu tout à l'heure. Je te montrerais là où les communards se sont battus."
L'air était chaud, c'était la fin de l'été qui abdiquait doucement face à l'automne naissant. Ils arrivèrent devant l'auberge: un mélange de style pub irlandais et de troquet franchouillard. La patronne était belle et son décolleté vertigineux.


Le repas prit fin et ils sortirent dans la nuit, une douce langueur les enveloppait pendant qu'ils flanaient dans les rues. Mariachi les conduisit autour de la butte, dans des rues pavés sous lesquels l'histoire de France déterre le sang jadis versé. Eric écoute son guide, il se rend compte de ses lacunes culturelles, de ses gouffres d'ignorance. Le quartier tient ses promesses, c'est la première fois en 5 ans qu'il parvient à être sensible au charme de cette ville. Son âme sommeille ici comprend-il. Ils montent, toujours un peu plus, s'approchant d'une petite placette jonchées de restaurants à touristes qui d'ailleurs sont plutôt nombreux et concentrés sur cette zone. Ils traversent la place, sillonant la foule comme des fantômes pour arriver finalement en haut d'un long escalier étroit. D'en haut: Paris et ses lumières, Paris étendue à leur pieds, immense, fardée, domptée mais vivante. Les lampadaires distillent une lumière tamisée, appartenant définitivement au lieu comme une signature photographique. De la musique parvient à leurs oreilles: la force d'attraction d'une guitare les attire en plein milieu de cet escalier. Un homme assis sur le côté joue et chante une chanson de rock délicieusement accordée à l'instant. Ils échangent un regard entendu et écoutent fascinés.

La musique les transcende tous les deux, le style leur correspond, le morceau leur est inconnu mais plane littéralement sur eux dans l'air du soir, les emportant tous deux dans un monde qu'ils vénèrent: la musique. Le joueur casse une corde, continue un peu puis finalement s'arrête sans que la magie ne descende vraiment. Eric et M s'approchent de l'homme et entament la discussion. Ils apprennent ainsi que le morceau se nomme "Sixteen tons" et qu'il est l'oeuvre de Tennessee Ernie Ford. Le guitariste est un sans domicile fixe, il rit d'ailleurs lorsqu'Eric lui demande s'il vit de la musique: "Je ne vis de rien..." fut sa réponse. Ils partagèrent un moment avec lui. il parla longuement de Lautréamont en expliquant qu'il s'inspirait beaucoup de son oeuvre: "les chants de Maldoror". Lautréamont... Ce nom intriguait Eric, l'attirait avec insistance. Ils le quittèrent avec regret, la tête pleine de rêves. Quel courage de vivre comme ça pense Eric qui en est totalement dépourvu. Dés demain il irait lire ces "chants de Maldoror" pour voir si leur musique lui parlera et lui donnera la force de mouvoir une volonté que d'autres se sont chargés d'assoir.

Les deux amis se quittent de la rébellion dans les idées et de la résignation dans les pieds. Erics'enfonce enfin sous la terre pour retourner dans sa boîte, son cube: 56 rue du Dessous Des Berges.

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