vendredi 21 avril 2017

Lever l'encre

Un jour, probablement, la vie se faisant fera tomber dans le cours fluide de mon existence une goutte d'une couleur différente et imprévue; une goutte qui viendra colorer tout le reste de ce fleuve et changera à jamais la tonalité de ma vie - définitivement parce que même s'il retrouvait sa couleur d'antan, il ne serait de toute façon plus le même, parce que le concept de couleur n'est qu'un concept, et la composition exacte du fleuve n'a déjà plus rien à voir avec l'ancienne: le temps est passé.

Probablement tout cela est-il en train de se passer, à chaque instant de toute éternité. Alors, je le sais - c'est à dire que je le crois -, tout ce lit de mots que je me suis tissé d'une patiente impatience, toute cette histoire faite de points lumineux, fragments sur un chemin que l'on dessine entre eux, que l'on devine - et pourtant combien d'autres pourraient être créés à partir d'eux -, se défera en moi. Mais je vais tenter de reformuler mon propos par une image plus adéquate: le point singulier que représente l'histoire de ce curieux journal aura été jeté sur le papier du temps et mon histoire se poursuivra dans la lente - et pourtant si rapide en d'autres référents - dissolution d'un fluide d'expérience, d'une goutte d'existence sur le papier du temps. Ce nouveau point sera séparé du dernier par tout l'abîme d'ignorance et d'indétermination qui caractérise le réel, par ce royaume des images que l'oeil ne perçoit pas et qui n'empêche pourtant pas l'homme de vivre l'illusion - en est-ce une? - de la continuité, comme si, au final, rien ne lui échappait vraiment lorsqu'il ne fait pourtant que sauter à pieds joints et yeux bandés par dessus les gouffres abyssaux de ce qu'il convient de nommer le réel - ou inconnu, ou indéterminé, ou alme néant, ou chaos, ou Autre.

Le point de ce journal, à cet instant alors, devra sécher par le souffle de l'histoire, c'est à dire que son encre sera bue par d'autres points qui traceront à partir de celle-ci les leurs; et que des esprits - c'est à dire ces réalités qui font de nous-mêmes la plus grande des inconnues - viendront relier entre eux pour former une histoire, un vécu - mais chaque vécu est à la fois histoire et histoire d'un vécu; quant à savoir où, comment et pourquoi tout cela commença...

Je crois qu'il est temps pour moi, peu à peu, de lever l'encre, de refluer mes larmes à l'intérieur de la besace vide et de laisser ce point derrière, devant, à côté, ou tout simplement ailleurs.

Il y a tant d'autres points à marquer. Et tous ces mondes sont à la fois berceaux et cerceuils, à la fois terminus et escale, à la fois quelque chose et ce qui mène à quelque chose d'autre. Il y a toujours, dans la vie des humains, un point pour vivre, s'appuyer et mourir. Tant de constellations d'états pour tant de chorégraphies, tant d'instants qui sont des moments, des ères et des histoires qui sont les instants d'autres histoires.

Je connais un lecteur céleste qui s'est trouvé là de quoi lire pour une éternité. Ne sommes-nous pas nous-même lecteurs infatigables des cieux? J'ai lu sur vos visages tant d'histoires merveilleuses...

Merci pour l'encre de mes yeux.