dimanche 28 juin 2015

Votre expérience

Je vis sous un ciel noir, et mat comme le chant des cailloux l'hiver, où se perdent en chemin quelques nuages dorées qui laissent filtrer à travers leur finesse des raies solaires qui s'éclatent en gloires sur les choses du monde. Au milieu de nulle part, dans la campagne rase qui s'étend indéfinie, serpente un chemin modeste et sans atours, la course de ma vie. Petit sillon ocre brillant de sa lueur discrète comme un sourire bienveillant. J'y avance heureux, comme un enfant sans craintes, et je ris en chemin, je cache des cascades de fous rires dans les larmes offertes. Qui peut comprendre? Et que m'importe l'aval des autres. Je m'étends d'un opposé à l'autre, de toute la tension de mon existence précaire et hasardeuse, et tout me va: je regarde la route à travers le hublot de ma conscience et chaque ondulation, chaque expérience se donne à moi comme une raison suffisante de mourir heureux.

Je vis sous un ciel noir teinté de gris argenté et mat, mat surtout, pour que la lueur qui émane, ou bien se réverbère sur toutes choses - car nul n'en sait la source - n'ait pas l'éclat coruscant et tapageurs des velléités totalitaires. Mon ciel est une teinte changeante parmi les autres, et sa nuance en est si dépendante qu'on peut dire qu'elle n'est rien sans cette différence qui fait naître les mondes.

Tout est silencieux sous le ciel lourd de mon destin, chaque chose semble voilée par un manteau de densité qui étouffe les sons extérieurs, déteinte les vivants et les abandonne pour un temps sur une fréquence parallèle. Par conséquent je suis seul, voici le royaume de ma conscience, où dorment mes pensées sous la forme d'une nature silencieuse et bruissante, sous la forme de pierres et de ruisseaux qui coulent immuables.

Un battement de cil du troisième oeil et voici que parviennent à moi toutes les vibrations du monde réel et forain qui se tenaient ailleurs dans l'espace de cette durée solitaire et autiste. Voici qu'apparaissent les choses et leur éclat incontrôlable, voici qu'éclate le fracas tapageur de l'Autre qui existe et s'agite de son existence absolue. Et le ciel a cette couleur bleue azur que parfois je déteste, le soleil éblouit les yeux et force la conscience à se tourner vers le sol et le regard à demeurer fixé vers la proximité. Partout s'agitent des gens qui ne sauraient être d'autres consciences comme la mienne, qui ne sauraient détenir cette puissance absolue, l'unité omnipotente d'un monde constitué par la synthèse d'un esprit.

J'aime traverser ce champ de furie qu'est le monde objectif tel un passager clandestin, m'engouffrer dans les cabines d'autres matelots, leur prendre des regards et des pensées, leur prendre des odeurs et des gestes, les capturer par tous les sens et la force abstraite qui les unit tous. Je prends et puis m'en vais, je me désaccorde de toute la symphonie des autres pour n'écouter que l'écoulement sonore et mélodique de mon pas sur le manteau du temps, faisant jouer dans de sublimes improvisations musicales toutes les notes inconnues que l'autre m'a donné sans même le savoir. C'est ainsi que j'arraisonne l'étranger, le transformant en une familiarité propice à l'expression créatrice de mon plaisir. Les autres sont l'océan et ses vagues perpétuelles qui bousculent et broient le grain de la terre: au début je m'y abandonne et m'y perd, manquant de me noyer, puis j'apprends à vivre aux creux des autres et je glisse avec délice sur l'épaule de leur mouvement, je me marie avec la force étrange - et néanmoins sans mystère - qui les meut.

Je suis ravi d'avoir fait votre expérience.