La neige est si froide qu'elle mord ma chair de toutes parts, sans lui laisser un seul répit. Et le vent rageur qui s'engouffre dans la moindre faille de cet argile du corps, golem pantelant face aux furies de ces plaines glacées. Le vent qui percute la face comme un mur qu'il faudrait pousser au-devant de soi, comme si le poids de cette carcasse récalcitrante n'était pas suffisamment lourd à porter. On aimerait bien courir mais plus on s'élance et plus les pas s'enfoncent dans le sol meuble qui referme ses pièges acérés à chaque avancée. Nul effort n'apporte aucune récompense, la vie est un combat perdu d'avance.
Tandis que seule la monotonie presque nécessaire d'un rythme battu avec peine s'imprime dans cette existence, me reviennent alors des images tournoyantes que je ne sais appartenir à mon passé. Sont-elles un futur hypothétique ou bien de simples fantaisies que l'esprit s'efforce de faire danser pour faire taire la douloureuse et contraignante matière? Une chouette perchée sur une branche dont la partie supérieure est enneigée: elle a le regard perçant et semble traverser mon âme et ce monceau de chair voué un jour au pourrissement. La branche semble si solide, elle ne ploie même pas sous le poids de la neige qui s'accumule sur son écorce, elle porte le réel comme s'il ne s'agissait de rien.
Dans les yeux de la chouette tournoient des galaxies où - je le sais sans savoir comment - se meuvent des formes d'intelligence, des états de l'énergie avec lesquels nul humain ne peut interagir. Je vois mourir des hommes avec des lueurs de supplication dans le regard, je vois partout la peur sur les visages hagards et la mort qui s'abat comme un couperet vengeur, mais pourtant si indifférent. Ce qui a été gagné doit un jour se perdre...
Toujours, les genoux se lèvent haut pour propulser le pied juste au-dessus de l'épaisse couche de neige, la déshydratation provoquant peu à peu de désagréables tendinites qui font pulser leur piqûre le long de la jambe. Le réel est là, partout autour, à l'extérieur comme à l'intérieur.
Il fait jour mais je vois les étoiles lointaines, je les vois scintiller dans leur diaprure nocturne, comme mille yeux de fauves prédateurs, qui n'attendent qu'une vie qui s'éteint pour alimenter leur feu. Et tous ces symboles qui semblent peints sur les choses mêmes, sur les cieux, sur la croûte accidentée des planètes et lunes, dans la queue évanescente des comètes qui voyagent, trains sans passagers... Tous ces symboles qui n'ont plus leur place.
La neige, le froid, les arbres recouverts de flocons, la brume et les torrents du vent qui font voler les parties les plus légères du corps. Le ciel est d'un gris presque blanc, si blanc qu'il semble étinceler comme le sol, et la lumière même qui partout se réverbère est une souffrance de plus à endurer.
La chouette déploie ses ailes, je m'attends à son envol mais elle reste perchée. Que suis-je à ses yeux? Un cadavre ambulant de plus, un peu de chaleur qui finira par se dissiper. L'air glacial s'engouffre par trop grandes goulées dans ma gorge qui se contracte d'être ainsi brûlée par le froid. Mais l'effort incite mes poumons à se remplir toujours plus et je ne peux ralentir sous peine de briser le rythme, et que se passerait-il alors? La musique décroîtrait, le son diminuerait, le tempo aussi, jusqu'à ce qu'il ne reste plus aucun mouvement, plus que les flocons laiteux qui chuteraient sur un corps inerte comme autant de silences imposés.
Bat, bat coeur, bat tant que tu peux tes trompettes entêtées, bientôt sonnera l'hallali, le réel viendra tout emporter.
Je vois des plages sous un ciel vert comme s'il était parcouru d'innombrables aurores boréales, et à un certain point, le jour et la nuit se fondent l'un dans l'autre, et les étoiles éparses s'éteignent en dégradé sur cette grêve de jour. À cet endroit précis, je compris qu'il n'y a ni nuit ni jour, comme il n'existe ni froid ni chaleur, ni eau ni neige. Le corps recouvert de coton, j'avance dans d'infinies déclinaisons de coton, substance semblable au reste, nuance d'on ne sait trop quoi, forme d'énergie dans d'autres formes d'énergies.
La chouette est derrière moi désormais, mais je continue de la voir, je la vois en surimpression sur les choses perçues et sur celles seulement pensées. Pourquoi la vois-je? Est-ce la vraie chouette que je vois ou bien seulement une illusion, des images créées par mon esprit? Y a-t-il seulement une différence? Ce monde que je perçois n'est-il pas lui aussi le résultat de tous ces coups de pinceaux que cet esprit génial s'acharne à lancer sur une toile indéterminée et inconnue de tous?
Dans les yeux de la chouette, des sortes d'indiens dansent autour d'un feu, ils célèbrent quelque chose, et dans leurs mouvements se mêlent à la fois la peur et puis la joie, la peur de tout cela et puis la joie de cette même chose...
Malgré le froid, des parties de mon corps transpirent, et rapidement l'eau se refroidit et tente de ramener mon épiderme à la température ambiante. Mes pas s'enfoncent un peu plus, il me faut maintenant plus d'énergie pour maintenir le rythme, ce paysage qui veut s'accrocher à moi ou plutôt m'accrocher à lui. Gluante entropie qui m'aspire, et ce champ de gravité qui semble s'amuser de se jeter sur moi, de s'attarder sur tous mes membres et sur chacune de mes cellules.
Je vis dans tant de mondes à la fois: ce monde neigeux balayé par la morsure du vent, ce champ quantique dont nulle représentation existe, et qui étend son filet sur chacune de mes particules, ce champ thermique qui fait de moi cette singularité à la chaleur vibrante au milieu d'un immense désert glacé, blanc, et bleu comme la distance. Combien de mondes encore je traverse sans savoir - savoir?
Les arbres ont disparu désormais, et le paysage semble s'être comme aplani. Devant moi ne reste plus qu'une mer étale de poudre blanche et aveuglante, sans surface et sans profondeur. Je monte, ou bien je descends, nul ne saurait le dire. Je sens les articulations rouillés de mon genoux qui grincent et détachent quelques morceaux de moi. Le rythme de ma vie voudrait se faire pareil à cet ici: linéaire et sans différence, sans la négation nécessaire à l'existence des choses.
Des images encore: une femme aux cheveux ondulés, ces yeux verts constellés de cratères marrons clairs, encore des univers à l'intérieur d'autres univers... Sa silhouette comme une flamme qui monte du monde, ce monde qui m'aura tout de même apporté quelques joies, comme ce souvenir de toi, toi sujet au référent oublié, t'ai-je jamais connu toi qui m'a oublié? Qu'y a-t-il à oublier: un tourbillon de chaleur, un déséquilibre thermique et émotionnel - mais qu'est l'émotion?
Le tendon de mon genoux s'est peu à peu cisaillé, il ne reste plus qu'un mince fil de harpe délicat et dissonant qui retient les muscles entre eux. Quel genoux est en train de me lâcher? Où est passé la carte de mon corps, cette empreinte que je garde en moi comme la boussole du monde même? Les sensations se sont délocalisées, errent dans un non espace, forment un long ruban de douleur qui est partout, qui est tout ce que je vis.
Rupture: plus de douleur, il ne reste que des informations ressenties par une conscience - une conscience? Chaque jugement s'est dissout. Je ne peux pas dire que je ralentisse, mais quelque chose glisse, et cette interminable glissade a changé de timbre, la tonalité devient différente, semble s'étaler sur la surface des choses sans surface.
Le rythme, où est le rythme? Frrok, frrrok, frrok, le frottement de mes pieds dans la mélasse du sol a disparu. Voilà que je n'ai plus de mots pour penser, j'ai oublié la forme des sonorités. Les mots sont des lettres qui se délacent et fond la ronde avec l'espace vacant, lui prennent la courbure, se perdent dans l'immensité.
Ruban de sensation indéterminée: vue, ouïe, toucher, plus rien n'existe séparé, plus de formes.
J'ai cessé de marcher, enfin je crois.
J'ai cessé de croire.
Entropie, sifflement de l'existence qui passe, éternel et sans nuance.
Le réel va gagner.
Bat, bat coeur, bat tant que tu peux tes trompettes entêtées, bientôt sonnera l'hallali, le réel viendra tout emporter.