Dès que je ressens un certain sentiment, dès que je vibre d'une certaine tonalité existentielle, il me faut l'écrire, en décliner les nuances en autant de textes probablement tout autant intéressants qu'inintéressants, c'est selon. Mon écriture n'est pas cette amande opaque à la lueur mat qu'il faut explorer en profondeur, ce n'est pas une énigme codée à travers les vers d'une poésie qui, volontairement farouche, ne se livrerait pas dans l'instant. J'écris simplement, sans mystère, éclaire les profondeurs afin que le plongeur puisse voir autour de lui l'univers triste ou coloré qui s'y déploie. Je donne tout, c'est probablement pour cela que mes vers sont médiocres et que la versification libre m'apparaît la seule supportable (et délectable aussi). La prose est décidément ce qui me va le mieux, j'y exprime platement mes pensées, je les offre tel que je peux, avec mes limites, avec cette barrière sans cesse repoussée qui me contraint à les tronquer. Au fond que sais-je, peut-être qu'en me lisant, vous redéployez la richesse perdue par les mots, l'écriture n'étant plus qu'une fructueuse collaboration entre vous et moi (ou devrais-je dire entre moi et moi...?).
J'écris envers et contre tout, surtout contre mon devoir. Je suis tout envahi par le plaisir que j'ai à écrire, chose plutôt récente d'ailleurs, me prenant parfois à assimiler cette obsession à une sorte de nécessité. Combien de poètes ou d'artistes sont tombés dans le piège de se croire l'instrument d'une certaine nécessité naturelle, combien en lisant Kant ou Schopenhauer se sont sentis pareils à des élus, flattant ainsi leur ego, buvant à la prose d'autrui le doux nectar d'une raison d'exister singulièrement parmi la masse inepte des hommes? Je ne suis pas de ceux-là, à peine l'idée me traverse qu'un violent dégoût m'envahit, que voulez-vous je ne suis jamais entier, ou plutôt je ne suis entier que dans le doute. Je ne peux croire un seul de mes mensonges, je ne crois pas une seule de mes croyances, je les utilise comme objet d'exploration, voire de création, mais je ne peux y attacher une quelconque valeur particulière. Je n'écris pas par nécessité, ou plutôt, peut-être écrivé-je par la nécessité arbitraire dans laquelle je suis de suivre mon seul plaisir égoïste. Point de gloire ici, point de hautes aspirations.
Que sont les hautes aspirations d'ailleurs? Qu'est cette farouche conviction d'être le sauveur d'une humanité décadente, d'être le héraut du futur et du dépassement, et du progrès? Tous les hommes qui se sont crus en avance ne sont à mes yeux que des désespérés qui n'ont trouvé comme seul subterfuge pour survivre à leur désespoir que de l'ériger en qualité supérieure trop précocement éclose et par conséquent brûlée par le climat inadéquat de l'époque. Ce sont des fidèles: fidèles à leurs mensonges, ou de manière plus neutre, à leurs opinions. Mais ce qui peut donner le change c'est la manière flamboyante et parfois exquise avec laquelle s'exprime ce désespoir sublimé en ardente conviction, de combien de lourds joyaux l'histoire s'est ornée grâce à ces désespoirs surmontés par la foi? Ceux qui annoncent le crépuscule des idoles n'y échappent pas, ils se font simplement eux-même dernière idole.
Ma fâcheuse tendance à vouloir réduire tous mes semblables à la vanité est, je crois, une manie de vouloir faire des autres ce que je pense à mon sujet. Peut-être ai-je trop honte d'être seul vaniteux en ce monde et je trouve alors en la raison une allié pratique pour démontrer mathématiquement la fatuité de tous. Qu'il est aisé de contredire tout acte désintéressé par un rigoureux raisonnement écoeurant d'évidence. Ayant sali tous les autres il m'est maintenant plus supportable de vivre mon petit narcissisme d'écrivain, de salir les mémoires numériques d'une temporalité à déployer. Mes textes sont des éjaculations littéraires, il suffit de l'ovule d'une conscience pour que je renaisse flambant neuf en contrebande, pirate de l'esprit. Je méprise mon acte d'écrire pour tout ce qu'il produit, je me méprise moi-même dans tout espoir résiduel d'être lu. Seule la praxis est respectable, en elle je deviens et me construis, en elle je me vois et me corrige. Mon écriture n'a comme seul mérite que d'être un voyage, une cartographie de mon abîme, peu me chaut la carte finalement produite et qui ne peut servir qu'à d'autres (et que pourraient-ils bien faire d'une carte obsolète de ma personne?) puisque seule l'exploration aura comptée, puisqu'elle m'aura transformée radicalement et ne pourra dès lors que mentir à mon sujet. J'écris ce que je suis et chaque carte se voudrait le pas d'une trajectoire inexistante: il n'y a pas de monde qui réside comme un substrat dans lequel mon chemin pourrait se lire, ou plutôt le seul monde de la sorte qui existe est le monde factice et mensonger de la culture et de l'histoire. À chaque moment mon passé est éclairé d'une lueur nouvelle par ce que je deviens, le sens ne peut venir que du présent vers le passé.