samedi 14 mai 2016

Le manifeste du relativisme

L'expérience du relativisme - nécessaire, à mon sens, au "bon" penseur - mène assez fatalement à nier  la notion de vérité. "La Vérité" n'existe pas. Toute vérité s'apparente à un calcul suivant sa propre mathématique (sa grammaire ou sa loi) s'appliquant sur des données particulières.
Mathématiques et données forment un contexte singulier, il n'y a par conséquent de vérité que contextuelle. Mais là encore, le terme de vérité est captieux et gagnerait à être remplacé par celui de résultat/conclusion/jugement juste, car la vérité requiert un critère externe et transcendant, lorsque la justesse n'implique qu'une cohérence interne et purement formelle concernant la bonne application des lois sur une collection de données (l'ensemble formant un monde, un contexte, un référent, une abstraction, etc.).

Chaque calcul, chaque contexte, chaque abstraction est prélevée sur l'expérience potentiellement indéfiniment complexe du monde, et en cela elle est en soi un monde que l'on crée à partir d'un autre (celui de l'expérience des sens, celui des données mathématiques, celui des sentiments, etc.). Ces mondes, comme tous, sont des constructions: leur critère de cohérence interne ne préexistait pas, il leur est immanent puisqu'il est la loi qui les bâtit.

Le relativisme invite ainsi au repos après une débauche, plus ou moins longue, d'énergie qui a vu le penseur chercher en tous sens, voyager sans cesse sur les terres indéfinies du dogmatisme après un graal inexistant de fait si ce n'est en droit. Il se repose de la vérité.

Est-ce à dire que tout le monde dit vrai? En un sens oui, dès lors que tout un chacun dérive en adéquation avec les lois et les données définies à partir du monde qu'il crée et dans lequel il opère.

Il existe cependant une démarche qui semble a priori plus juste encore que toutes ces justesses particulières et propres à un monde donné, c'est celle qui consiste à synthétiser le plus de mondes possibles pour élaborer ainsi un méta-monde complexe et multiple - pluriel pourrions-nous dire. Celui qui fonctionne ainsi (c'est en droit le schéma scientifique) peut produire des jugements justes pour l'ensemble des mondes subsumés sous son méta-monde. Il comprend ces mondes, en intègre les fondements et en transcende les horizons, il peut ainsi en saisir les limites et placer leur singularité dans une gamme qu'il étendra de plus en plus, tel un musicien.

C'est du moins ce que nous pourrions croire si nous n'étions pas attentifs. Dire que ce méta-monde est apte à produire des jugements plus justes sur les mondes qu'il croit subsumer n'est pas exact, bien qu'on ait tendance à penser qu'il peut importer sa richesse et sa diversité acquise au sein des mondes visités.

Si le penseur importe des jugements formés à partir d'autres mondes dans un monde antérieurement connu et délimité, il modifie alors ce dernier monde, ce contexte, et n'opère dès lors plus dans le même paradigme. Ses jugements peuvent être tout à fait justes, ils sont illégitimes à remettre en cause les jugements internes de cet autre monde qu'il croit posséder, puisqu'ils proviennent en fait d'un méta-monde, autrement dit ils proviennent d'un autre monde. Comme nous l'avons dit, les critères de validité d'un raisonnement sont intrinsèques au monde où ils s'applique et non transcendants. Un monde ne connait que lui-même, il est un système clos et absolu.

Ainsi, le relativiste qui remet en question les jugements d'un de ses anciens mondes sur la base de connaissances acquises au cours de ses pérégrinations ne joue plus dans le même référentiel, ses jugements ne valent plus pour le même monde, on ne peut donc les comparer à ceux de cet ancien monde.

Le relativiste est toujours en dehors, toujours créant un autre monde en multipliant les relations et en créant de nouvelles données (c'est à dire en étendant son monde). Conscient de cela il ne peut vouloir donner de "leçons" et professer, tout juste peut-il légitimement inviter autrui à sortir de son monde, à entreprendre le voyage vers l'altérité.

Le relativiste est un voyageur piégé par le mouvement, une araignée contrainte de tisser de nouveaux fils. Un problème difficilement surmontable va ici s'abattre sur lui: il ne peut désormais plus appartenir à aucun monde. Le processus de création de méta-mondes est dynamique or le calcul qui mène à des résultats, le raisonnement qui mène à des jugements, est figé (fixité des opérandes dans le premier cas, stabilité des définitions dans le second).
Le relativiste, s'arrachant toujours d'un monde pour un autre,  afin de départir les fondements et horizons de son monde de leur nature transcendantale pour en faire de simples objets, se voue lui-même à toujours être hors-monde, dans la relation pure. Or aucun calcul n'est possible sur des données changeantes, nulle relation sans ses termes, nul mouvement sans référentiel immobile. Le relativisme absolu ne peut être qu'un horizon intangible sous peine d'abolir la pensée qui doit toujours s'enraciner dans un monde fixe. Lorsqu'il produit des méta-monde afin d'échapper aux impensés d'un monde donné, il cesse donc pour un temps son mouvement et s'installe dans un monde à partir duquel il pourra développer son raisonnement, ce faisant, il redevient prisonnier d'autres impensés, d'autres structures transcendantales.

Il est donc nécessaire soit de renoncer à la pensée judicatoire (au profit par exemple de la fonction contemplative), soit de cesser temporairement d'être nomade pour pouvoir continuer de penser. Dans ce dernier cas, le penseur ne pourra produire que des jugements valides pour son monde et non pour les mondes qu'il pourrait vouloir viser. Il faut donc accepter la non-concurrence des pensées intercosmiques: changer de monde c'est changer de paradigme, de grammaire, de mathématique, de lois.

La justesse d'un jugement ne peut être évaluée qu'en interne, à partir d'un ensemble de lois fini et déterminé, ainsi que d'un ensemble  de données fini et déterminé. La justesse n'est pas ici une "adequatio rei et intellectus", la chose n'étant qu'une idée-horizon, un concept négatif et non un objet véritable. Il n'y a que l'immanence de l'intellectus.

Désirer avoir raison, c'est souvent souhaiter réduire la complexité, unifier le multiple, arraisonner le chaos, appauvrir le divers. C'est une posture semble-t-il naturelle de survie pratique, mais cela ne peut se faire que pour soi, de préférence de manière temporaire, sous peine de relever de la violence. On ne peut réduire la diversité des mondes et établir un unique monde-référence (que l'on nommerait "le réel") qui ferait autorité, précisément parce qu'il n'y a pas d'en soi (c'est du moins ce que l'expérience suggère jusqu'à présent) et qu'il n'y a par conséquent que des mondes qui n'entretiennent entre eux aucune relation hiérarchique. Par extension, il n'existe pas non plus de hiérarchie entre les logoï, par d'autorité possible entre les mondes.

L'idée toutefois d'un méta-monde ultime, d'un en-soi, est une idée-horizon prolixe et peut-être nécessaire, mais elle n'est là que pour encourager le mouvement, le voyage, le tissage incessant de nouvelles relations, l'émergence de nouveaux mondes.