Ma vie a cela d'étrange qu'elle s'avance en un sens opposé à celui de tous les destins sociaux pré-programmés. Je vis à l'envers de la majorité de mes congénères, ayant ôté le toit de ma demeure et ne m'arrêtant de déconstruire - ou de reconstruire autre chose - qu'une fois les fondations même annulées, rendues au mystère sauvage du surgissement d'un monde.
J'étais quelque chose, ou du moins le croyais-je, mais ce quelque chose n'était pas moi et, prenant conscience de cela, je me suis détourné de ce quelque chose, et vu alors se tenir devant moi, sous mes pieds intangibles, l'amoncellement de qualificatifs prêts à porter pour une âme, comme une plage de galets bariolés.
Au départ, j'ai voulu les ramasser tous, tous ceux que je trouvais à mon goût, conservant les plus attirants dans quelques poches de mon esprit. Mais il s'entrechoquaient maladroitement lorsque je désirais marcher et courir, et me contraignaient à garder sur mon âme un vêtement propre à les contenir. J'ai donc dû jeter là les galets, je les ai rendu à d'autres collectionneurs invétérés qui font de la vie une rangée d'objets chatoyants posés sur une étagère oubliée - or cette étagère est la carcasse de leur âme.
Je suis donc parti me baigner nu dans les eaux du Lethé, et j'ai senti sur mon corps éthéré la langue humide du fleuve qui me léchait l'existence. Je voyais autour de moi les ondes que ma présence provoquait, mais jamais je ne pouvais saisir le moindre reflet. Lorsque je me penchais sur l'eau miroitante et sombre, je ne voyais se refléter que les choses elles-mêmes: c'était un autre fleuve qui se mirait dans l'eau, et tout ce qu'il y avait à voir était cette masse ondoyante, le liquide informe et primordial de mon existence.
Depuis, je me souviens la vie des pierres et la longue et furieuse agonie des astres ardents. Lorsque je regarde un arbre, c'est l'esprit même de cet arbre que j'aspire et incarne, que je détache de lui-même afin qu'il s'apparaisse alors: et c'est le même arbre qui se contemple lui-même par ma distance.
Arbres et feuilles, cailloux sur le chemin - ramassés ou non -, bruissement du vent dans l'air, champignons enfouis sous la terre et qui s'élèvent en silence, perçant le sol pour s'abreuver aux cieux, battements rapides du coeur de l'écureuil, mouvements vifs et musicaux du moineau méfiant, fumée qui s'élève en ondulations floconneuses des cheminées d'hiver, roulement ouaté et sourd où voyage la suie, crépitement du bois qui se libère de sa forme présente par la combustion: tout, j'ai tout été en un instant.
Parfois, nous nous croisons vous et moi, et j'étire alors votre âme dans la distance que je suis, à travers moi, vous observez les reflets de vous-même, et ce que vous aimez, c'est ce qu'il y a de beau en vous, et ce qui vous rebute, ce sont les abîmes insondables que vous fixez dangereusement.