Une des plus belles démarches philosophiques fut à mon sens le doute cartésien dans sa manière radicale de vouloir fonder une nouvelle base de la connaissance, affranchie du poids des croyances passées, cristallisées en dogmes pesant que tout penseur se voyait contraint de porter sur son dos, sans trop savoir qu'en faire. La méditation cartésienne, dans sa méthode, me semble représenter un des points de départ de la philosophie. La négation de tout ce qui a été cru jusqu'à présent et la découverte évidente et pure d'une première vérité sont une tentative louable et nécessaire. Peut-être, d'autres méthodes existent, qui consistent à partir des idées reçues ou des hypothèses émises, afin de les analyser en leurs principes élémentaires. Cette opération répétée sur maints sujets permettrait, je pense, de parvenir à un échantillon de principes qu'il s'agit d'interroger comme fondement de la connaissance humaine. Il me semble aussi important de marier les deux méthodes, la première afin de comprendre les premières données immédiates de la conscience, et la seconde afin de mettre au jour les axiomes de tous nos concepts et de tous nos jugements.
Lorsque je réfléchis au chemin de Descartes, et que je tente, pour moi-même, d'appliquer cette méthode, je reste invariablement bloqué sur la première évidence: je suis. Ou plutôt: je pense, je suis. La liaison des deux prédicats me semble importante puisqu'elle m'apparaît révéler quelque chose de primordial sur l'évidence qu'est l'être. L'être est l'unique jugement, la seule connaissance fondamentale que l'homme peut atteindre immédiatement (c'est à dire sans concepts intermédiaires). Cette vérité est analytique et me semble contenir toutes les autres: de l'être, tous les prédicats peuvent êtres tirés, tous lui appartiennent et sont compris en lui. Pour cette raison, Descartes peut lier de manière évidente "je pense" et "je suis", car je pense est une modalité de l'être, la pensée est un concept inclus dans celui d'être. Seulement, l'être est ici un concept quasiment vide, il est le mot que l'on place sur l'expérience du vécu réflexif. En ce sens, être ne veut rien dire, mais il accompagne le vécu. On n'a donc rien appris par le langage en disant, lorsqu'on est conscient de vivre, "je suis". Être est l'indétermination totale, être représente le possible, il est le prédicat qui contient en puissance tous les autres. Dire "je suis" revient à dire "tout" ou "rien", ce n'est que la condition de possibilité de tout discours, tout comme "être" est la condition de possibilité de toutes choses.
Enchaîner ensuite sur le fait que je suis une substance pensante est un pas de géant, un pas trop grand pour permettre à celui qui prononce ce jugement de voir précisément la distance qu'il parcourt. Dire "je pense" est encore user d'un prédicat non doté de sens: penser n'est ici qu'un mot qui accompagne un vécu, celui de la conscience et de sa mélodie, et plus particulièrement telle qu'elle est vécue par l'intermédiaire du langage. Si j'emploie le terme "mélodie", c'est parce qu'il me permet de souligner le caractère temporelle ainsi que l'unité de la conscience: celle-ci est comme une mélodie qui concentre en un moment présent une certaine durée écoulée et passée: c'est la synthèse kantienne ou aperception. Alors il semble que le "je pense" inclut d'autres concepts: celui de temps, celui de mémoire, et leur synthèse en la musicalité (si tant est qu'on puisse réduire la musicalité à une synthèse de ces deux concepts). Déjà, le tableau se complexifie, qu'est le temps et comment ce concept est-il né du simple constat du vécu? Où peut-on aller après l'affirmation du "je suis", sans même parler de ce mystérieux sujet "je"?
La complexité de l'entreprise rend le résultat hasardeux et il semble de plus en plus difficile d'atteindre à un résultat à partir de cette méthode. Refonder le savoir à partir de l'expérience pure revient à vouloir partir de l'être pour remonter au connaître: on ne constate tout au plus qu'une sorte de correspondance entre les deux dimensions, la connaissance tente de décomposer l'unité de l'expérience, d'en écrire la partition à l'aide de signes. Mais la question demeure toujours: quel critère nous permet de savoir que ce que nous disons de l'être lui correspond bien? D'ailleurs, la connaissance prise comme modalité de l'être peut-elle seulement prétendre à expliquer l'être dans sa totalité? Impossible nous dit la logique, la partie n'englobe pas le tout. Ainsi je pose une limite à cette méthode: elle ne nous permet tout au plus de remonter qu'à cette première vérité de l'être que révèle l'expérience, et reste utile ponctuellement lorsqu'il s'agit de s'affranchir du poids d'un savoir devenu trop encombrant. Le doute hyperbolique ne mène à rien d'autre qu'à l'expérience muette qu'est le retentissement de l'être, connaître est un fait de langage et ne peut s'envisager qu'à partir de connaissances dont le fondement ultime repose en la croyance: c'est le socle des axiomes qui maintient le logos et lui permet d'exister.
Pour ces raisons, j'ai tendance à juger plus "réaliste" la seconde méthode, qui consiste non à vouloir faire la genèse du savoir à partir d'un esprit gros de préjugés, bâti sur un langage lourd de concepts implicites, mais plutôt à partir de notre édifice gnoséologique afin d'en étudier les éléments et articulations en architecte, afin de comprendre (analytiquement) ce que contiennent les formes de certains jugements, de certaines connaissances et de remonter à leurs conditions de possibilités. C'est à partir de ces conditions de possibilité, déduites et peu à peu exhumées, qu'il faudra interroger la validité et la valeur de nos savoirs et de leurs fondements. Quelque chose me laisse accroire que tout ce que nous appelons savoir spéculatif n'est qu'un reflet de nos processus cognitifs (et je crois que nous avons notamment hérité cela de la critique kantienne) en prise avec l'altérité de la réalité. Mais je ne peux préjuger de ce qu'une telle démarche révèlera quant à la nature de la connaissance et surtout du lien que celle-ci a pour velléité de créer avec la dimension ontique. Au fond connaître ne dis probablement rien de l'être, ce n'est peut-être qu'un mode d'être bien particulier, et tous nos critères ne tirent peut-être leur valeur qu'au regard de notre expérience, subjective et personnelle d'abord, collective et humaine ensuite; peut-être est-ce là tout ce qu'il y a à savoir. La science, dans sa tentative de synthétiser toutes les expériences possibles de l'être dans un discours et de les rendre accessibles à un être particulier qu'est l'homme est-elle une entreprise utopique et par essence irréalisable, ou bien un processus en cours? Voilà le genre de questions que la démarche que j'engage entend bien poser et examiner.