mardi 29 octobre 2013

L'âme en chantier

J'ai décidé de toute écrire dorénavant; mes pensées, mes jugements, mes interrogations, tout.

Je ne veux plus rester en dedans comme une potentialité inactuelle, entretenir le mythe d'une toute puissance qui n'est en réalité que la prorogation continuelle du moment de l'expression, sous prétexte qu'il est trop tôt, que l'esprit change, que l'âme est en chantier, que l'on se fait plus vaste à mesure que le temps passe et que l'expérience grandit. Nul édifice ne fut achevé sans construction préalable, et, peut-être que le chantier d'une âme qui se libère continuellement, d'elle-même et de ses propres limites, pourra intéresser les architectes de l'esprit, les explorateurs de tous poils, les amoureux de la pensée.

Il se pourrait qu'on se moque, ou que l'on ne comprenne pas, mais je suis prêt à l'accepter. Je n'ai pas la prétention de savoir si l'on peut attribuer à l'individu une valeur, ni, par conséquent, si cette entreprise en a une pour quiconque; mais dans la mesure où tout esprit honnête envers lui-même m'intéresse, je choisis de dévoiler le mien pour ceux qui me ressembleraient un peu...

Il me semble comprendre des choses que d'autres ont plus de mal à intégrer, mais je n'en tire aucune gloire, aucun mérite car c'est là le fruit d'un renoncement. Par la pensée, j'ai remplacé mon monolithique et encombrant ego pour une froide logique qui coule et se répand tantôt légère et rapide, tantôt tumultueuse et torrentielle, emportant tout sur son passage. Grâce à elle, je dépasse les bornes étriquées du moi ainsi que ses hautes murailles hérissées de pointes. J'emprunte la logique et je sors de moi-même, des jugements, des points de vue qui se croient absolus et totalité parce qu'ils sont ignorants d'eux-mêmes et de leur propre finitude qui n'en fait, précisément, que des points de vue. Il faut parfois savoir être l'autre, être autre, pour comprendre les choses sans avoir besoin d'y croire ou d'y adhérer, sans en constituer le ciment de notre être. Pouvoir embrasser les différentes perspectives dans le cadre où elles s'inscrivent, dans leur système propre, devenir tour à tour chacune de ses pensées et tout leur epistémè pour s'en affranchir et ne s'attacher à rien, voilà le genre de nomadisme noétique qui caractérise à mon sens la pensée libre. Combien il est bon de savoir s'effacer au profit de l'autre et de son expression. L'ego est une barrière imperméable aux idées étrangères, aux idées neuves et à l'altérité qu'elles embarquent. Celui qui peut embrasser tous les points de vue car il ne prétend pas savoir qui il est lui-même (ou plutôt qu'il sait qu'il ne saisit jamais qu'un reflet fugace et déjà enfui de son être), celui-là peut comprendre et s'ouvrir à l'autre, au dialogue pris comme une interrogation commune.

Je ne crois en rien. Ou plutôt, ce que je crois est toujours marqué du sceau de la croyance ce qui me permet de ne pas confondre mes choix avec une nécessité universelle. C'est là, je crois, que réside ma force par rapport à ceux qui s'étouffent continuellement dans leurs propres convictions cristallisées, aussi nécessaire soient-elles, en tant que thérapie, sur celui sur qui elles agissent. L'homme qui guérit est centré sur lui-même, sur sa recherche d'équilibre, il tolère difficilement les raz-de-marée que la curiosité et le doute peuvent provoquer. Sur celui-là, l'indétermination est une souffrance insupportable qui doit se taire. Comme tout le monde, je place un sol sous mes pas, ce sol sont les croyances qui me semblent sur le moment le plus vraisemblables et suffisamment cohérentes pour que personne ne m'en proposent de plus solides et inébranlables. Parfois tout s'écroule. C'est le moment de tout reconstruire, patiemment et sans précipitation: on écoute d'autant mieux le monde qu'on a plus rien à défendre. Je n'ai pas l'esprit de pèlerinage, les pensées sont des moments de la vie comme les gestes et sont amenées à produire d'autres pensées l'instant d'après. Je ne fais que suivre le flux de la raison, et la raison m'ouvre aux raisonnements et donc à la possibilité de l'autre. Nous sommes tous des cartographes de l'expérience humaine, et nous partageons nos trouvailles comme s'il s'agissait de trésors. "Es-tu allé là bas toi aussi? Et qu'y as-tu donc vu? As-tu emprunté le même chemin que moi? Veux-tu me suivre?". Mais combien bornent l'univers à la carte qu'ils en on tracé de leur maigre expérience, définissent des valeurs aux expériences, des bornes à l'illimité, cherchent un moins et un plus et veulent se rendre la mesure de toutes choses?

La vérité qu'ils cherchent n'existe pas car elle signifie l'éclatement de tous les cadres, l'inconditionné par excellence. Ils ne trouvent que des vérités éphémères, fruits mûrs d'un temps et d'un lieu particulier, d'une abstraction qui tisse sa toile causale et porte une cohérence immanente qui n'a rien de transcendant. N'allons pas faire de ces moments de bonheur des vérités inconditionnelles qu'il faudrait inscrire hors du temps et de l'espace infini.

Ainsi j'arpente ce temps et cet espace, sans cesse me différenciant de moi-même, changeant les conditions de toute expérience possible, et plus je traverse les identités, plus je les abandonne, et plus je reconnais la validité de chacune, de chaque sillon de vie que ma connaissance peut embrasser. Chaque instant, chaque moi me place dans un système d'interactions causales que je n'aperçois que grossièrement et rétrospectivement; je suis déjà ailleurs et il me faut penser différemment, re-tisser ma toile, recréer le monde que j'habite.

L'autre? L'autre est ailleurs, pris nécessairement dans un ensemble de causes et d'effets différents du mien, précisément parce qu'il n'est pas moi. Il me faut percevoir l'horizon sous lequel il meut ses pensées, éprouver le sol qui soutient tous ses pas, sa façon d'avancer, sa démarche dans la science. J'aurais peut-être alors une chance d'observer le monde par le chemin qu'il emprunte, de retracer les liens qui maintiennent les éléments de sa vie dans une monde, un univers unique dont l'unité est probablement le fruit de notre imagination démesurée.

Combien de penseurs ont fait de leur univers une cathédrale de dogmes? Incapables d'accueillir la possibilité de l'autre sans que tout l'édifice ne vacille comme sous la menace d'un danger. Ils ne pensent pas, ils contredisent, ils ne s'interrogent pas, ils récusent, d'emblée rendent toute existence qui diverge de la leur suspecte et délétère. D'un raisonnement ils ne gardent qu'un point qu'ils isolent en l'isolant du reste du système qui en fait la cohérence et ils réfutent aussi sûrement qu'ils ont les yeux fermés.

L'identité me semble être le plus gros mensonge que l'homme se fait à lui-même, comme s'il fallait toujours être fidèle à une image de soi... Comme s'il était seulement possible de ne pas être soi-même, peu importe sous quels traits, peu importe sous quelles pensées. La connaissance de son passé n'implique aucunement la connaissance du futur, il y aura toujours une infinité de causes qui échapperont à l'homme parce que l'univers s'étire, illimité, dans un sens ou dans l'autre et par chacune de ses parties. Il est tellement plus simple de croire au hasard qu'en ses propres limites. Et je ne parle pas du temps qui multiplie sans cesse l'ignorance, forçant l'homme à opérer des calculs sur des unités changeantes; pauvre de lui... Nous ne sommes pas assez tout pour tout comprendre voilà tout. Peut-être cela changera-t-il, le jour où l'homme ne sera plus un homme.

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