Ne pas trahir le sentiment inital, voilà ce que chacun des mots, ainsi que leur agencement, doit s'attacher à faire. Je ne parviens que trop rarement à ce résultat délicat. Faire en sorte qu'une phrase, à la grammaire si éloignée(?) de la noèse sentimentale, puisse reproduire, à sa manière musicale, les intervalles de la psyché, ses gammes et ses accords.
Je me demande parfois quel sentiment vous agite à la lecture de certains textes...
Minuit quanrante-deux, je sais désormais une chose, je la sais parce qu'elle relève de l'expérience, et qu'elle constitue donc un jugement synthétique a posteriori: c'est bien la nuit que s'opère au mieux la transsubstantiation de mes sentiments profonds en une surface sémiotique; elle-même transmuée de flux photonique à vibration moléculaire (si vous lisez à haute voix), et puis à cette vibration de l'âme qui semble agiter tous les organes à la fois, la tonalité du sentiment vécu, ineffable et donc intraduisible.
Je fais un bien piètre ouvrier de l'écriture, poète que je suis, chanteur accroché aux basques de l'oisiveté. Je ne construis jamais un texte, je l'expulse hors de moi, dans une expression brève et aussi intense que possible, telle une calligraphie de l'âme qui signe d'un mouvement ce qui n'a de nature que pour soi. Je jette et je m'en vais... Beaucoup de repos et de concentration pour une si brève libération jaculatoire... Jamais je ne retravaille, la chose demeure comme elle est sortie. Demain est un autre jour, il faudra recommencer d'autres gestes, créer d'autres harmonies, peut-être plus heureuses...
Les samouraïs pratiquaient la calligraphie, je suis un calligraphe qui pratique le combat. Peut-être qu'à chaque humeur alphabétique de mon âme (comme tous les hommes je partage le goût des concepts vides), je lance une estocade censée vous ôter la vie, du moins dérouter le rail de votre existence afin de vous amener sur une déclinaison improbable et impromptue?
Je parle de mon écriture comme je pourrais parler de n'importe quelle autre chose... Je l'ai assez répété, ce qui compte c'est ce style, ce rythme que vous impose la structure de mes phrases, ces intervalles que je choisis entre les idées, ces accords que j'arrange et qui sont parfois le fruit du moment, parfois le fruit d'un bourgeon lointain, planté là par quelque lecture marquante ou autre expérience de la vie courante.
Je suis un style, c'est à dire un moyen de locomotion pour le corps et l'esprit. Je vous emmène, sur mon esquif usé qui ne possède aucune ancre, avec ses voiles qui se gonflent quand elles veulent, et qui après d'interminables heures de mollesse se tendent brusquement d'une énergie inouïe, d'un seul souffle qui laissera faire ensuite l'inertie. Sur quel océan naviguons-nous ainsi? Celui de nos minutes perdues, celui du sens interne où l'on aime à se claquemurer pour écouter le clapotis de l'eau sur l'écorce de la conscience, c'est à dire celui de nos solitudes qui passent comme des ombres furtives et que personne ne connaîtra jamais...
C'était une figure bien compliquée que j'ai tracée aujourd'hui... Il me faudra encore d'autres traits, d'autres essais, pour extirper de cet entrelacs ontique, les fils aux jolies couleurs qui m'ont mené jusqu'à ces secondes là.